Chapitre 5. Réseaux de conflit et interventions militaires en Afrique du Nord et de l'Ouest

Les interventions militaires ponctuent l’histoire récente des pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest avec une régularité frappante (Schmidt, 2018[1]). Depuis la fin de la Guerre froide, pas moins de 20 interventions militaires majeures sont ainsi menées pour prévenir les crimes de guerre, rétablir la stabilité politique ou lutter contre les organisations extrémistes dans 12 pays, de la Guinée-Bissau au Tchad (carte 5.1). Dans une région où les conflits interétatiques sont rares, la grande majorité de ces interventions sont à l’initiative d’organisations multinationales, d’alliances militaires et de communautés économiques régionales (OCDE/CSAO, 2020[2]).

L’Organisation des Nations Unies (ONU) est intervenue à six reprises dans la région depuis 1997. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), mise en place par la résolution 2100 du Conseil de sécurité du 25 avril 2013, est la dernière mission en date de l’Organisation dans la région. Il s’agit aussi de la plus chère menée actuellement, avec un coût annuel de 1.22 milliard de dollars US (USD) de juillet 2019 à juin 2020. C’est également la troisième mission de l’ONU la plus dangereuse en cours, avec 225 personnes tuées en date de novembre 2020, après la Mission conjointe des Nations Unies et de l'Union africaine au Darfour (MINUAD, 284 morts) et la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL), créée en 1978 (320 morts). Si l’on considère le nombre de victimes des suites d’« actes de malveillance », la MINUSMA est alors la mission la plus dangereuse jamais mise en place par l’ONU, après son opération au Congo (ONUC), dans les années 60 (Organisation des Nations Unies, 2020[3]). Les 133 agents de l’ONU tués en conséquence directe de l’insurrection malienne représentent 13 % de toutes les victimes que déplore l’Organisation en 77 missions depuis 1948.

En Afrique du Nord, l’intervention militaire la plus importante de la dernière décennie est l’opération Unified Protector (2011) de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), qui a initialement pris la forme d’une zone d’exclusion aérienne et d’un blocus maritime contre le régime du Colonel Kadhafi en Libye. Si l’OTAN ne suit pas les coûts opérationnels pour chacun de ses pays membres, le coût de l’opération pour les seuls États-Unis s’élève à plus de 1 milliard USD (Gertler, 2011[4]). En Afrique de l’Ouest, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est intervenue à trois reprises pour mettre un terme aux guerres civiles au Libéria, en Sierra Leone et en Guinée-Bissau dans les années 90, en s’aidant de sa Brigade de surveillance du cessez-le-feu ECOMOG. Les interventions de la CEDEAO se sont largement appuyées sur les forces armées nigérianes, tandis que d’autres forces africaines ont participé à différents moments. Le coût global de ces interventions est inconnu.

La France a également lancé plusieurs opérations majeures en Afrique du Nord et de l’Ouest, où elle est intervenue militairement dans six de ses anciennes colonies (Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Mali, Niger, Mauritanie et Tchad) depuis la fin des années 80. Elle a également participé brièvement au Libéria (opération Providence) et plus activement à l’intervention de l’OTAN en Libye. De 1997 à 2019, les forces françaises ont toujours été impliquées directement dans un conflit armé en Afrique de l’Ouest, ce qui en fait le pays au plus long historique d’interventions dans la région. Au début des années 2010, la fin des opérations Épervier et Licorne au Tchad et en Côte d’Ivoire coïncide avec le lancement des opérations Serval et Barkhane au Sahel, respectivement en 2013 et 2014. Le coût de l’opération Serval et du soutien français à la MINUSMA est évalué à 642 millions EUR pour 2013 (Sénat, 2015[5]). En 2017, le budget opérationnel de la France au Sahel s’élevait à 690 millions EUR, soit environ la moitié des 1 330 millions EUR alloués aux opérations extérieures (Sénat, 2018[6]). Si les dépenses demeurent inchangées cette année, l’armée française aura dépensé quelque 5 milliards EUR dans le Sahel de 2013 à 2020, dont sa contribution à la Mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM Mali).

Si l’intervention de puissances extérieures peut avoir de multiples motivations, deux grandes catégories d’interventions se dégagent néanmoins, selon leur cible finale. D’un côté figurent les interventions de médiation, dans lesquelles l’implication neutre des tierces parties a pour objectif de parvenir à une résolution pacifique du conflit. C’est le type d’intervention privilégié par les organisations multinationales et internationales, comme avec l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), mise en place au milieu des années 2000, qui vise à « observer et surveiller l’application de l’accord de cessez-le-feu global du 3 mai 2003, et à enquêter sur ses violations » (Organisation des Nations Unies, 2004, p. 29[7]). De l’autre figurent les interventions partisanes, dans lesquelles les tierces parties soutiennent l’un des belligérants dans le but d’influencer l’issue du conflit en sa faveur (Corbetta et Grant, 2012[8]). C’est par exemple le cas de l’opération Épervier, lancée par la France au Tchad en 1986, qui fournit un soutien militaire aux forces tchadiennes en lutte contre l’invasion du nord du pays par les troupes libyennes.

Sur le plan théorique, l’impact d’une intervention militaire se représente comme la création d’un nouveau lien entre deux acteurs (dyade). L’introduction d’une tierce partie peut donner lieu à six scénarios différents, selon que ces deux acteurs coopèrent ou s’opposent (graphique 5.1).

  1. 1. Dans le premier scénario, la puissance intervenante (A) adopte une approche de médiation et soutient deux acteurs entretenant déjà des relations de coopération (B et C). Se crée ainsi un groupe stable de trois acteurs, appelé triade, au sein duquel « les amis de mes amis sont mes amis ». Ces dernières années, l’opération Barkhane, menée par la France, a par exemple soutenu à la fois l’armée malienne et certaines de ses milices alliées dans l’est du pays. L’issue probable de ce type d’intervention est le renforcement de la coopération et la formation de coalitions de plus grande envergure.

  2. 2. Dans le deuxième scénario, au lieu de soutenir deux acteurs qui coopèrent, la puissance intervenante choisit de combattre chacun d’entre eux. Cette stratégie de médiation crée aussi une situation stable dans laquelle « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». C’est par exemple le cas lorsqu’une armée étrangère attaque deux organisations terroristes. Au Mali, les forces françaises ont ainsi pris pour cible à la fois l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM). Le niveau global de violence s’en trouve alors augmenté, la puissance intervenante multipliant le nombre d’attaques dans la région.

  3. 3. Dans le troisième scénario, la puissance intervenante opte pour une stratégie partisane : elle soutient l’un des acteurs tout en attaquant l’autre. Cette configuration est susceptible de créer une situation instable dans laquelle « les amis de mes amis sont mes ennemis ». La tension ainsi créée entre B et C peut entraîner un changement d’allégeances entre eux : au lieu de coopérer, l’un d’eux pourra ainsi décider de collaborer avec la puissance intervenante contre son ancien allié.

  4. 4. Dans le quatrième scénario, la puissance intervenante soutient deux belligérants en conflit. Cette stratégie de médiation crée une situation instable similaire au troisième scénario décrit ci-dessus, où « les amis de mes amis sont mes ennemis ». Les relations au sein de cette triade instable sont susceptibles d’inciter les belligérants à changer d’allégeances et à former une triade dans laquelle tous les acteurs coopèrent les uns avec les autres, comme dans le premier scénario.

  5. 5. Dans le cinquième scénario, la puissance intervenante décide d’adopter une stratégie de médiation et d’attaquer les deux belligérants, créant là encore une situation instable où « les ennemis de mes ennemis sont mes ennemis ». Pour résoudre les tensions entre eux, les deux belligérants décideront probablement de coopérer, ce qui est susceptible de conduire à une situation similaire au scénario 2, dans laquelle la violence augmente.

  6. 6. Enfin, dans le sixième scénario, la puissance intervenante adopte une stratégie partisane et attaque l’un des acteurs tout en soutenant l’autre. La triade ainsi formée est théoriquement stable, car « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Ce type d’intervention est susceptible d’entraîner une augmentation de la violence, l’un des deux belligérants se voyant contraint de combattre un ennemi supplémentaire.

Ces six scénarios théoriques semblent indiquer que les interventions militaires peuvent influer sur l’augmentation ou la diminution de la violence selon les relations préexistantes entre les acteurs impliqués dans le conflit (tableau 5.1). Chacune peut conduire à une progression ou un recul de la violence. Si, comme supposé ci-dessus, les relations entre la puissance intervenante et les belligérants ne peuvent changer dans le temps, l’issue d’une intervention extérieure dépend alors entièrement des belligérants, dont les changements d’allégeances peuvent entraîner une augmentation ou au contraire une diminution de la violence. Le fait de soutenir ou d’attaquer indifféremment les belligérants peut les amener à coopérer entre eux. Le nombre d’acteurs impliqués dans les conflits réels étant généralement plus élevé que dans ces scénarios théoriques, il apparaît donc d’autant plus important pour les puissances intervenantes de comprendre les relations préexistantes de coopération ou d’opposition entre les belligérants.

L’impact des interventions militaires sur les conflits est étudié à l’aide de l’indice de centralité positive-négative (PN), créé pour évaluer le pouvoir politique d’une organisation (chapitre 3). L’indice PN part du principe que le pouvoir d’une organisation dépend des contraintes et opportunités offertes par le réseau global d’ennemis et d’alliés au sein duquel elle s’inscrit. Il repose sur l’hypothèse suivante : « Le fait pour un nœud d’avoir des liens positifs avec d’autres nœuds bien connectés contribue positivement à sa centralité » (Everett et Borgatti, 2014, p. 117[9]). Les organisations dont la centralité PN est faible sont alliées à des acteurs ayant de nombreux autres alliés, et en conflit avec des acteurs ayant peu d’autres ennemis. Autrement dit, elles sont amies avec des acteurs ayant beaucoup d’amis, et ennemies d’acteurs ayant peu d’autres ennemis. C’est l’inverse qui s’observe pour les organisations dont la centralité PN est forte : elles sont alliées à des acteurs ayant peu d’autres alliés, et en conflit avec des acteurs ayant de nombreux autres ennemis. En d’autres termes, elles sont amies avec des acteurs ayant peu d’amis, et ennemies d’acteurs ayant de nombreux autres ennemis (graphique 5.2)1.

Les organisations les plus importantes d’un réseau, caractérisées par des niveaux élevés de conflit et de violence, sont en général celles dont les scores PN sont les plus élevés. Une organisation dont les alliés ont eux-mêmes moins d’autres alliés se trouvera, par exemple, dans une position favorable : elle sera en effet plus influente au sein de ce réseau, puisque ses alliés auront peu d’autres possibilités de coopération. Il en va de même pour les réseaux d’opposition. Une organisation dont les opposants ont eux-mêmes de nombreux ennemis verra ses opposants davantage contraints dans leurs actions.

L’indice PN permet en outre d’identifier les changements au sein d’un réseau de conflit en comparant le pouvoir politique des organisations violentes avant, pendant et après une intervention militaire. Cette étude se concentre plus particulièrement sur trois de ces interventions qui ont eu un impact sur les conflits de la région :

  • La première est l’opération Serval, menée par la France au Mali du 11 janvier 2013 au 15 juillet 2014. Environ 500 décès de militaires et de civils, directement imputables aux affrontements entre les forces françaises et les insurgés, sont recensés au cours de cette opération dans la base de données du projet Armed Conflict Location & Event Data (graphique 5.3). Les trois quarts sont dus à des combats entre les forces gouvernementales, l’armée française, les rebelles et les organisations jihadistes. L’opération Serval bénéficie du soutien logistique de l’Allemagne, de la Belgique, du Canada, du Danemark, des Émirats arabes unis (EAU), de l’Espagne, des États-Unis, des Pays-Bas et du Royaume-Uni. Le Tchad engage des forces de combat sous commandement français. L’opération Barkhane remplace ensuite l’opération Serval en juillet 2014 (Shurkin, 2020[10]). Elle reçoit le soutien logistique de l’Allemagne et du Royaume-Uni, tandis que l’Estonie engage des forces de combat sous commandement français.

  • La deuxième est l’offensive lancée par le Nigéria, le Cameroun, le Tchad et le Niger sous l’égide de la Force multinationale mixte (MNJTF) contre Boko Haram et l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP). Cette étude se concentre plus particulièrement sur la période du 23 janvier au 24 décembre 2015, durant laquelle certaines des opérations les plus décisives sont menées dans la région du lac Tchad. Toujours en cours, cette intervention est de loin la plus meurtrière de la région, avec plus de 5 000 décès en lien direct avec elle recensés par ACLED en 2015. Comme au Mali, les combats représentent la grande majorité des événements violents et des décès (88 %) impliquant les forces nigérianes et celles de la MNJTF contre Boko Haram et ISWAP.

  • La troisième est l’opération Unified Protector menée par l’OTAN en Libye contre le régime du Colonel Kadhafi, du 23 mars au 31 octobre 2011. Elle s’organise en quatre opérations nationales distinctes, respectivement menées par le Canada, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni. La Belgique, le Danemark, les EAU, l’Espagne, la Grèce, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas et le Qatar engagent des forces sous le commandement des États-Unis, tandis que la Bulgarie, la Jordanie, la Roumanie, la Suède et la Turquie participent indépendamment du commandement américain. Plus de 1 800 décès sont liés à l’opération Unified Protector dans la base de données ACLED, dont 9 sur 10 dus à des explosions ou à des violences à distance causées par des bombardements, des drones et des engins explosifs improvisés (EEI). Cette étude analyse en outre l’offensive (aussi appelée bataille de Tripoli) lancée le 4 avril 2019 par l’Armée nationale libyenne (LNA) et ses soutiens étrangers contre le Gouvernement d’accord national (GNA) à Tripoli, et s’achevant le 5 juin 2020 par le retrait des forces de la LNA.

L’analyse couvre toute la région pour laquelle des événements violents liés à l’une des trois interventions militaires susmentionnées sont répertoriés dans la base de données ACLED. Au Mali et dans le Sahel central, la zone de conflit comprend l’ensemble du Burkina Faso et du Mali, ainsi que l’est de la Mauritanie, l’ouest du Niger et le sud de l’Algérie. Autour du lac Tchad, l’étude couvre les régions où ont lieu la plupart des attaques de Boko Haram et de ISWAP depuis 2009, soit une grande partie du nord et de l’est du Nigéria, la partie sud de la région de Diffa au Niger, le nord du Cameroun, le lac Tchad et la région de N’Djaména. En Libye, l’étude couvre la totalité du territoire (carte 4.1).

Le 11 janvier 2013, l’armée française lance l’opération Serval pour stopper l’avancée vers le centre du Mali d’organisations jihadistes affiliées à Al-Qaïda. Les forces françaises interviennent à la demande du gouvernement intérimaire du Mali, qui a succédé à Amadou Toumani Touré après le renversement de son régime par une junte militaire les 21 et 22 mars 2012. Très mobile et mécanisée, et soutenue par les troupes maliennes et tchadiennes, l’opération Serval parvient à reprendre le contrôle du nord du pays et à tuer des centaines d’extrémistes violents en quelques semaines (Chivvis, 2015[12]).

Dans l’ensemble, l’opération Serval a une forte incidence sur la géographie de la violence. Elle permet de faire baisser le nombre d’événements violents et de victimes par rapport aux niveaux d’avant l’intervention, de réduire les localisations des actes de violence au Mali, et d’en diminuer la concentration spatiale. Cependant, l’opération Serval et celle qui lui succède, Barkhane, ne parviennent pas à empêcher une reprise de la violence et un retour aux niveaux de conflit d’avant l’intervention dans les années qui suivent. En conséquence, la violence connaît depuis début 2017 une forte recrudescence au Mali et dans ses pays voisins, et dépasse désormais les niveaux qui avaient déclenché l’intervention en 2013 (graphique 5.4). Elle prend par ailleurs d’autres formes : dans de nombreuses régions du Mali et du Sahel central, des zones caractérisées par des événements concentrés de forte intensité sont désormais entourées de zones de violence plus diffuse, signe évocateur d’une propagation de l’insurrection (OCDE/CSAO, 2020[2]).

En plus de créer une géographie bien plus complexe que celle qui prévalait en 2013, les opérations Serval et Barkhane contribuent à redessiner les relations au sein des organisations violentes opérant dans la région, et entre elles. Comme le note Thurston (2020, p. 138[13]), « l’intervention chamboule non seulement l’ensemble du projet jihadiste, mais fait aussi éclater la coalition d’Ansar Dine, revenue à ses composantes d’avant-guerre ». L’organisation jihadiste Ansar Dine est créée en décembre 2011 par Iyad ag Ghali, un Touareg influent à la tête de rébellions laïques contre l’État malien en 1990 et 2006. Il fonde Ansar Dine pour réaffirmer son pouvoir et sa pertinence après le rejet de sa candidature à la direction du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) (encadré 4.4). Ansar Dine attire d’autres dirigeants et politiciens touareg de la région de Kidal au Mali. Sa création reflète en outre les liens idéologiques, politiques et économiques de plus en plus étroits d’ag Ghali avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) (encadré 5.1).

L’intervention française provoque une scission au sein d’Ansar Dine. Les politiciens ifogha de la région de Kidal, qui voyaient au départ en Ansar Dine un moyen « de protéger leur pertinence politique et de contenir le radicalisme d’ag Ghali », considèrent désormais leur association avec le mouvement jihadiste comme un handicap (Thurston, 2020, p. 139[13]). Faisant sécession d’Ansar Dine, plusieurs dirigeants touareg de premier plan créent un groupe initialement appelé Mouvement islamique de l’Azawad (MIA), puis rapidement renommé Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA), sous la direction d’Alghabass ag Intalla, ancien maire et député de Kidal, et fils du chef (amenokal) des Touareg Kel Adagh. Le HCUA reçoit également le soutien politique de la classe dirigeante touareg de la région de Kidal. Ag Ghali reste quant à lui dans le camp jihadiste. Durant les années suivant l’intervention française, son organisation poursuit ses attaques dans le nord du Mali, tout en progressant vers le sud. Le groupe Ansar Dine d’ag Ghali, la Katibat Macina de Kouffa, les unités sahariennes d’AQMI et Al-Mourabitoune (« les Sentinelles ») forment en 2017 une coalition : le JNIM (Roetman, Migeon et Dudouet, 2019[16]).

Dans l’est du Mali, l’opération Serval chasse le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) de la ville de Gao et contribue à la fragmentation de ce mouvement jihadiste autour de clivages idéologiques et géographiques (Thurston, 2020[13]). Des militants à visées régionales, liés à Mokhtar Belmokhtar, mènent diverses attaques dans la région. En août 2013, le Bataillon des hommes voilés (al-Mulathamun, également connu sous le nom des Signataires par le sang) de Mokhtar Belmokhtar fusionne avec le MUJAO pour former Al-Mourabitoune. Certains militants arabes rejoignent le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA), nouvellement créé. D’autres militants à visées locales commencent à recruter localement, notamment au sein de la communauté peul de la région de Gao et Ménaka.

L’un de ces militants engagés est Adnane Abou Walid al-Sahraoui, ancien porte-parole et chef du Conseil de la Choura du MUJAO, et chef adjoint d’Al-Mourabitoune. En mai 2015, il crée l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) suite à des conflits internes au sein d’Al-Mourabitoune. En 2015, il prête allégeance à l’État islamique et à Abou Bakr al-Baghdadi, allégeance reconnue l’année suivante par l’État islamique (Warner, 2017[17]). En mars 2019, l’EIGS devient officiellement une unité régionale de l’État islamique en Afrique de l’Ouest (aussi appelé Province d’Afrique de l’Ouest de l’État islamique) plutôt qu’une nouvelle province à part entière (Nsaibia et Weiss, 2020[18]). Belmokhtar s’oppose à cette allégeance et sa mouvance d’Al-Mourabitoune rejoint AQMI fin 2015, devenant finalement l’un des éléments fondateurs de sa filiale, le JNIM.

L’attaque la plus tristement célèbre de l’EIGS est l’embuscade d’octobre 2017 contre une patrouille conjointe nigérienne et américaine aux abords du village nigérien de Tongo Tongo. Le groupe mène également des attaques meurtrières contre des avant-postes militaires nigériens à Inates, en décembre 2019, et à Chinégodar en janvier 2020. Malgré son allégeance officielle à l’État islamique, jusqu’à la seconde moitié de 2019 environ, des arrangements subsistent entre l’EIGS et le JNIM, voire parfois des liens de coordination (Le Roux, 2019[19]). Ces dernières années, l’EIGS et le JNIM s’affrontent toutefois de plus en plus dans la région frontalière entre le Mali et le Burkina Faso autour de désaccords territoriaux et stratégiques, notamment la volonté du JNIM de négocier avec le gouvernement malien (carte 4.2). Il se pourrait aussi que le commandement central de l’État islamique fasse pression sur l’EIGS pour qu’il affronte le JNIM dans le cadre du conflit plus global opposant l’État islamique et Al-Qaïda (Nsaibia et Weiss, 2020[18]).

Un autre groupe d’anciens jihadistes du MUJAO regagne la région de Mopti dans le centre du Mali et intègre la Katibat Macina d’Amadou Kouffa, créée début 2015 (encadré 5.2). Le terme « Macina » fait à la fois référence à une zone géographique de l’actuel Mali et à l’empire fondé par le jihadiste peul Sékou Amadou au début du XIXe siècle (Miles, 2018[20]). Tour à tour, la Katibat Macina invoque le nom de l’État théocratique d’Amadou et attaque ses vestiges, notamment le mausolée de son fondateur. Elle recrute principalement, mais pas exclusivement, parmi les Peul, ethnie de Kouffa, et ses opposants et victimes diabolisent parfois, en réponse à ses violences, tous les Peul quels qu’ils soient. Les violences interethniques, en particulier entre Peul et Dogon, mais aussi entre Peul et Bambara, déchirent la région de Mopti. Kouffa trouve un équilibre fragile entre une Katibat Macina défenseuse de la cause peul et une force multiethnique visant à créer une utopie théocratique (Thurston, 2020[13]). Il met non seulement à profit les tensions interethniques, mais aussi celles entre Peul, recrutant parmi les jeunes éleveurs et villageois peul marginalisés, qui s’attaquent ensuite aux administrateurs, imams et oligarques de leur ethnie (Thiam, 2017[21]).

Sous l’impulsion d’Amadou Kouffa, allié d’ag Ghali, la Katibat Macina, affiliée à Ansar Dine, lance une campagne de violence dans les régions de Mopti et de Ségou, au centre du Mali, puis progresse principalement vers l’est. La première attaque a lieu en janvier 2015, dans la partie occidentale du delta intérieur du Niger. Les combattants de la Katibat Macina pourraient avoir participé à certains des attentats terroristes les plus importants au Sahel, notamment ceux de Bamako en 2015 et Ouagadougou en 2016. La Katibat Macina est en outre l’un des éléments fondateurs du JNIM, coalition jihadiste formée en 2017. Kouffa n’a pas officiellement le statut de numéro deux, mais étant donné son influence dans le centre du Mali et le nord du Burkina Faso, et les frappes françaises contre les personnalités d’AQMI au sein du JNIM, il devient la deuxième figure la plus importante du JNIM après ag Ghali. En 2018, il est déclaré mort lors d’un raid français (Lebovich, 2018[22]), mais apparaît vivant dans une vidéo de février 2019. Pendant ce temps, alors que les affrontements se multiplient en 2019-20 entre le JNIM et l’EIGS, il joue un rôle central dans les conflits, dont certains concernent des luttes de territoire dans sa zone d’opérations. Au-delà du Mali, la Katibat Macina est un intermédiaire clé pour Ansar Dine, puis le JNIM, pour établir des liens avec les militants du Burkina Faso. Kouffa entretiendrait en effet des liens étroits avec Ibrahim Dicko, le fondateur du groupe jihadiste burkinabé Ansarul Islam (encadré 4.3).

L’opération Serval entraîne également une restructuration majeure au sein du MNLA, mouvement touareg prônant la création d’un État séparatiste dans le nord du Mali (Thomas et Falola, 2020[23]). Formé fin 2011, ce mouvement regroupe des activistes touareg de la diaspora, des Touareg de retour de Libye, des transfuges de l’armée malienne, et des membres restants de la faction rebelle dirigée par Ibrahim ag Bahanga, mort dans un accident de voiture en août 2011 au Mali. Début 2012, le MNLA lance une insurrection pour prendre le contrôle du nord du Mali, avec le soutien d’Ansar Dine, d’AQMI et du MUJAO (Walther et Christopoulos, 2015[24]). Sur fond de lutte de pouvoir suite à la déclaration d’indépendance du nord du Mali par le MNLA en avril 2012, Ansar Dine, AQMI et le MUJAO chassent le MNLA de Tombouctou, Gao et Kidal (Baldaro et Raineri, 2020[25]). Après l’intervention française en janvier 2013, le MNLA regagne rapidement Kidal et y devient un acteur militaire et politique clé. Les Français voient dans ce mouvement un « contrepoids aux jihadistes » (Thurston, 2020, p. 139[13]) qui « contribue à guider les forces françaises et continue à collaborer avec elles à différents titres pendant la transition de l’opération Serval à l’opération Barkhane en août 2014 » (Lebovich, 2019[26]).

En 2014, le MNLA, le HCUA et une partie du MIA forment la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), bloc visant à représenter les anciens mouvements rebelles et les dirigeants de Kidal dans les pourparlers de paix et autres instances. La CMA devient ainsi l’un des trois signataires de l’accord de paix d’Alger de 2015, aux côtés du gouvernement malien et de la Plateforme, une coalition de milices anti-rebelles. Elle renforce en outre progressivement son contrôle politique et militaire sur Kidal, déjouant les milices rivales et signifiant à l’État malien les limites concrètes de son autorité à Kidal (Lebovich, 2017[27]). Si le MNLA conserve un rôle majeur au sein de la CMA et dans la gestion politique de ce qui apparaît de facto comme l’autonomie de Kidal, celui du HCUA semble toutefois bien plus important. Ag Ghali paraît maintenir un certain degré de communication avec d’anciens membres d’Ansar Dine ayant désormais rejoint la CMA, ce qui laisse à penser que les limites entre organisations rebelles et jihadistes restent poreuses.

L’intervention de la France au Mali en janvier 2013 place les forces françaises au centre du réseau de conflit de la région. Les Français s’allient d’un côté avec les forces étatiques maliennes, diverses milices soutenant le gouvernement malien et d’autres forces étatiques opérant à travers la région, et s’opposent de l’autre à l’ensemble des milices identitaires et groupes rebelles cherchant à renverser le gouvernement malien. Depuis 2013, les forces françaises ont collaboré avec des organisations étatiques et non étatiques à 163 reprises, selon la base de données ACLED (graphique 5.5). Les forces militaires maliennes sont de loin le plus grand allié de la France dans le pays, avec 61 collaborations ; viennent ensuite, loin derrière, la MINUSMA et les forces militaires du Niger et du Burkina Faso. Ces collaborations reflètent les opérations menées par les Français et leurs alliés dans la zone frontalière du Burkina Faso, du Mali et du Niger. Afin d’augmenter le nombre et l’efficacité des missions conjointes avec les unités maliennes, les Français lancent par ailleurs l’opération Takuba en 2019, force opérationnelle comprenant d’autres forces spéciales européennes en coordination avec les membres du G5 et les Nations Unies (Shurkin, 2020[10]).

Début 2018, suite à l’attaque de Tongo Tongo, l’opération Barkhane, menée par la France, décide de collaborer avec deux milices maliennes pour combattre l’EIGS dans l’est du Mali : le Groupe d’autodéfense touareg Imghad et alliés (GATIA), dirigé par El Hadj ag Gamou, et le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA), fondé par Moussa ag Acharatoumane. Le GATIA est un membre de premier plan de la Plateforme, coalition de milices pro-gouvernementales signataires de l’accord de paix de 2015. Opérant initialement dans le nord du Mali, le groupe se relocalise dans la région de Ménaka après la prise de contrôle militaire de la région de Kidal par la CMA au milieu des années 2010 (Thurston, 2020[13]). Comme son nom l’indique, il devient l’instrument des intérêts des Touareg imghad, dont les objectifs politiques se heurtent souvent à ceux des « nobles » ifogha (OCDE/CSAO, 2020[2]). Allié au GATIA, le MSA se présente comme une milice de défense des intérêts des communautés touareg daoussahak (ou idaksahak), dont les terres pastorales se trouvent à la frontière entre le Niger et le Mali, dans la région de Ménaka. La mission de lutte contre l’EIGS contribue à alimenter et accélérer des processus complexes d’alignement et de réalignement des communautés ethniques pour ou contre les différentes parties, alors que Peul, Touareg, Daoussahak et autres communautés font face aux atrocités commises par le GATIA, le MSA et l’EIGS (Organisation des Nations Unies, 2018[28]).

Le recours limité de la France aux milices ethniques et communautaires au Mali et dans le Sahel marque un changement indéniable par rapport aux approches coloniales, qui s’appuyaient largement sur les troupes et milices auxiliaires (Shurkin, 2020[10]). Les opérations conjointes entre la France, le GATIA et le MSA ne représentent ainsi que 12 % des collaborations et se concentrent dans les cercles de Gao, d’Ansongo et de Ménaka, dans l’est du Mali. Fin février 2018, les forces françaises et leurs alliés mènent par exemple une opération conjointe contre l’EIGS dans la région d’Indelimane, à l’est de Gao, en vue de capturer ou de tuer son chef, al-Sahraoui. Cette offensive conjointe de Barkhane, du GATIA et du MSA repousse l’EIGS vers de nouveaux territoires, notamment l’est du Burkina Faso, où il prend le contrôle de zones reculées en s’emparant de mines d’or, en chassant les autorités et en rétablissant l’accès des populations locales aux forêts (Maclean, 2019[29]). En avril de cette même année, une attaque de combattants de l’EIGS contre des miliciens du MSA et du GATIA est repoussée avec le soutien des forces de Barkhane dans la zone d’Akabar, près de la frontière nigérienne.

Les conflits impliquant les forces françaises ont tué plus de 2 000 personnes au Mali, ainsi qu’au Niger et au Burkina Faso voisins, depuis le lancement de l’opération Serval en janvier 2013. L’EIGS et le JNIM demeurent, de loin, les principaux opposants des forces militaires françaises dans la région (graphique 5.6). Plus de la moitié (54 %) des 315 événements violents impliquant les forces militaires françaises sont en lien avec ces deux organisations. Avant leur fusion avec le JNIM, Ansar Dine et AQMI ont été impliqués dans 28 % des événements violents recensés dans la région. Les affrontements avec les groupes rebelles et les milices ne représentent qu’une part minime des autres événements violents dans lesquels la France est impliquée. La létalité de ces affrontements reflète l’évolution du conflit malien : après un pic de 422 décès en 2013 en raison de l’opération Serval, le nombre de personnes tuées dans des affrontements impliquant les forces françaises atteint en 2016 son niveau le plus bas jamais enregistré, avec 12 décès, avant d’augmenter à nouveau ces dernières années. L’année 2020 est la plus meurtrière à ce jour, avec 804 décès jusqu’en juin.

L’opération Serval étant menée pour le compte du gouvernement malien, l’intervention des forces françaises renforce les dynamiques d’alliance d’avant l’intervention et contribue à durcir celles d’opposition. Cette évolution encourage initialement la coopération entre groupes rebelles et jihadistes mais les conduit ensuite à se fragmenter (encadré 5.3).

L’intervention a également un effet notable sur le pouvoir relatif des différents groupes clés du conflit, comme l’illustre le graphique 5.8, qui synthétise l’évolution de l’indice PN de ces groupes au Mali avant, pendant et après l’opération Serval. L’élément le plus saillant est l’impulsion donnée aux forces maliennes par l’intervention après 2014. Le score PN de l’armée malienne connaît ainsi une hausse significative après l’intervention, signe d’un renforcement de sa position globale par rapport à ses différents opposants. Cette évolution reflète l’amélioration du nombre et de la position relative des alliés de l’État malien grâce à l’intervention, et le recul du nombre et de la position relative de ses opposants. De ce point de vue, l’opération Serval est un succès partiel : l’État malien survit non seulement à ses adversaires de l’époque, mais sort aussi relativement renforcé par rapport à ses ennemis après l’intervention.

Cette amélioration de la position de l’armée malienne au sein du réseau est aussi fonction de l’affaiblissement de ses principaux opposants pendant et après l’intervention. AQMI, le MUJAO et Ansar Dine affichent par exemple tous des scores PN nettement plus faibles après l’intervention, signe d’une dégradation de leur position globale au sein du réseau du fait de l’intervention. Chacun de ces groupes a ainsi moins d’alliés après l’intervention, ou du moins des alliés moins dépendants d’eux qu’auparavant. Ces groupes ont en outre désormais plus d’ennemis, ou des ennemis eux-mêmes moins contraints qu’auparavant, comme l’armée malienne. Ce constat montre également comment l’évolution des scores PN induite par l’intervention française tend aussi à refléter la structure globale dominante du réseau de conflit. En termes de position au sein du réseau, les gains réalisés par les forces d’un camp sont ainsi inévitablement liés aux pertes subies par leurs opposants.

Enfin, il est important de noter le rôle des civils dans ce conflit, comme en atteste leur score PN. Les civils sont les principales victimes de nombre de conflits en Afrique du Nord et de l’Ouest, l’intervention française au Mali ne faisant, à cet égard, pas exception. Leur position relative est affaiblie pendant l’opération Serval et ne s’améliore que très peu par la suite. Ils figurent en outre systématiquement parmi les entités à la position globale la plus faible au sein du réseau de conflit durant l’ensemble des phases de l’opération Serval. Ce constat témoigne non seulement du fait que les civils sont de plus en plus pris pour cible par des groupes comme AQMI pendant l’intervention, mais aussi de leur vulnérabilité persistante, et ce même après une intervention « réussie » comme Serval. Si l’intervention permet bien la survie de l’État malien, elle ne contribue en revanche guère à l’amélioration du sort des civils pendant ou après le conflit.

La région du lac Tchad est la zone de conflit la plus meurtrière d’Afrique du Nord et de l’Ouest, avec près de 59 000 personnes tuées depuis janvier 2009, contre 21 500 en Libye depuis 2011, et 14 650 au Mali et dans le Sahel central depuis 2012. Elle est l’épicentre d’une insurrection majeure menée par l’organisation jihadiste Boko Haram et son groupe dissident, l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP), contre le gouvernement nigérian (chapitre 4).

En 2015, la dégradation de la situation sécuritaire dans le nord du Nigéria atteint des niveaux critiques qui conduisent le gouvernement du pays à lancer une vaste contre-offensive militaire sous l’égide de la Force multinationale mixte (MNJTF) (OCDE/CSAO, 2020[2]). Mise en place par le Nigéria en 1994, cette formation militaire a pour mission de lutter contre les problèmes de sécurité transfrontaliers dans la région du lac Tchad, dans le cadre d’une structure de commandement commune. Réactivée en 2012 par l’Union africaine pour contrer l’insurrection de Boko Haram, elle comprend désormais le Bénin, le Cameroun, le Niger, le Nigéria et le Tchad. Cette offensive est la plus meurtrière menée par des forces militaires en Afrique du Nord et de l’Ouest depuis la fin des années 90. En 2015, ce sont ainsi 1 065 personnes qui sont tuées chaque mois dans la région durant la contre-offensive de la MNJTF, soit près du double du nombre moyen de décès recensés au Mali et dans le Sahel central durant l’opération Serval en 2013-14 (540 victimes par mois), et en Libye durant l’opération Unified Protector en 2011 (562 victimes par mois).

Baptisée opération Lafiya Dolé (« La paix par tous les moyens »), l’intervention militaire débute fin janvier 2015 par le bombardement aérien de Malam Fatori, sous contrôle de Boko Haram, dans l’État de Borno. Les forces nigérianes et tchadiennes lancent plusieurs offensives à l’extrême est de l’État de Borno et dans la forêt de Sambisa, zone offrant aux jihadistes une possibilité de repli à distance raisonnable à la fois de Maiduguri, au nord, et de la frontière camerounaise, à l’ouest. Des frappes aériennes et des opérations terrestres permettent aux forces gouvernementales de reprendre le contrôle de plusieurs villes le long des frontières nigériane et camerounaise, dont Gwoza, quartier général de Boko Haram, et de libérer des centaines de femmes et d’enfants otages, que le groupe utilise comme esclaves domestiques ou sexuels.

Fin 2015, Boko Haram a perdu une grande partie de ses anciennes positions dans l’État de Borno et les régions voisines. Des centaines de combattants sont tuées par les forces gouvernementales et ceux qui en réchappent ne peuvent plus taxer les marchés, prélever des denrées chez les agriculteurs ou voler du bétail à la même échelle qu’auparavant. Boko Haram a en outre perdu une importante partie de son arsenal et de ses pick-up. Comme le rappelle un texte publié par ISWAP en 2018, « les moudjahidines sont restés éparpillés et dispersés dans la quasi-totalité des combats, sauf en de rares exceptions, et sont désormais en proie à la faim et la pauvreté, au point de manger les feuilles des arbres ; les Tawagheet [idolâtres] ont capturé nombre de leurs femmes et enfants, les choses vont au plus mal, les gens ont sombré dans le désespoir » (Al-Tamimi, 2018[33]).

L’intervention militaire du Nigéria et de la MNJTF a de profondes répercussions sur la géographie de la violence autour du lac Tchad. Les violences s’y intensifient au cours des deux premiers mois, puis se stabilisent fin 2015 aux niveaux d’avant l’intervention, tendance similaire à celle observée au Mali pendant l’opération Serval. Comme au Mali, l’intervention militaire menée sous l’égide de la MNJTF se révèle incapable de mettre fin aux violences, qui restent depuis lors persistantes dans certaines zones, en particulier dans les régions qui sont le théâtre d’affrontements prolongés depuis le début des années 2010, comme les États de Borno et de Yobe (graphique 5.9).

Malgré l’expansion régionale de Boko Haram et de ISWAP, le Nigéria reste le principal terrain d’opération contre l’insurrection. Plus des trois quarts (76 %) des décès dus à ces affrontements y sont ainsi recensés. La région la plus touchée du pays demeure, de loin, l’État de Borno, avec plus de 60 % des décès recensés depuis la fin des années 2000. Une victime sur dix des violences entre Boko Haram, ISWAP et les forces gouvernementales est recensée à Maiduguri, capitale de cet État, ce qui en fait l’endroit le plus dangereux de toute l’Afrique du Nord et de l’Ouest (OCDE/CSAO, 2020[2]). De nombreuses opérations militaires sont menées au sud de la ville depuis 2015 pour tenter de déloger Boko Haram de ses retranchements dans la forêt de Sambisa, autour de Damaturu, et dans la région montagneuse qui borde le Cameroun. Des opérations militaires sont aussi lancées pour attaquer les bastions de ISWAP le long de la frontière du Niger et dans la région du lac.

Les offensives militaires menées contre Boko Haram et ISWAP ont coûté la vie à 26 000 soldats et combattants jihadistes à l’échelon de la région transfrontalière. Depuis la reprise de contrôle par l’armée nigériane d’une grande partie de l’État de Borno en 2015, le nombre de soldats et de militants tués des suites des affrontements entre les forces étatiques et Boko Haram ou ISWAP est presque toujours resté supérieur à celui des civils tués par les organisations jihadistes (graphique 5.10).

L’intervention militaire menée sous l’égide de la MNJTF joue également un rôle déterminant dans la décision d’Abubakar Shekau, chef de Boko Haram, de prêter allégeance à l’État islamique (EI) et de renommer son organisation « État islamique en Afrique de l’Ouest » en 2015. Des entretiens avec des transfuges de Boko Haram et de ISWAP tendent à confirmer que son serment d’allégeance au chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi, le 7 mars, est un appel à l’aide lancé au pire moment qu’aient connu les organisations. Comme le note Foucher (2020, p. 3[34]), « Shekau a besoin de toute l’aide que l’EI peut lui apporter, non seulement pour combattre l’armée nigériane et ses alliés, mais aussi pour endiguer la nouvelle vague de critiques internes visant ses performances en tant que dirigeant. Il finit par considérer que prêter allégeance est un risque nécessaire. »

L’intervention militaire de 2015 exacerbe aussi les tensions internes au sein de Boko Haram. En août 2016, l’État islamique annonce la destitution de Shekau de ses fonctions de chef (wali) de ISWAP et son remplacement par Abou Mosab al-Barnaoui. La majorité des combattants font alors sécession de Boko Haram, emportant avec eux le soutien de l’EI. Depuis 2016, les deux factions se sont affrontées à 9 reprises dans la région de Diffa au Niger et dans l’État de Borno au Nigéria, faisant 42 morts, selon la base de données ACLED. En septembre 2016, des luttes de pouvoir entre les factions de Shekau et d’al-Barnaoui concernant l’État de Borno entraînent ainsi la mort d’environ 13 personnes. Boko Haram et ISWAP prennent en outre tous deux pour cible des civils soupçonnés de prêter main-forte à la faction adverse, comme dans le village de Gogone, près de Bosso, en février 2020. Ces incidents entre Boko Haram et ISWAP ne représentent toutefois qu’une goutte d’eau dans l’océan des 4 895 événements violents et 42 877 décès liés à ces deux groupes depuis juin 2009.

Comme l’opération Serval, la campagne de 2015 de la MNJTF est une intervention partisane destinée à mettre fin à l’insurrection de Boko Haram dans la région du lac Tchad. La force opérationnelle est constituée d’unités militaires du Cameroun, du Niger, du Nigéria et du Tchad opérant pour le compte de leurs différents gouvernements, mais dans le cadre d’une structure de commandement unifiée, menée par le Nigéria. À l’instar de l’opération Serval, cette intervention reflète également les dynamiques préexistantes d’opposition entre organisations non étatiques et forces étatiques. Cependant, la campagne affaiblit considérablement la position globale de Boko Haram et de ISWAP au sein du réseau de conflit.

L’indice de centralité PN rend compte du pouvoir relatif de la position de Boko Haram et de ISWAP au sein du réseau de conflit avant et pendant la campagne de la MNJTF. Comme l’illustre le graphique 5.11, le score PN de Boko Haram est, en 2014 et 2015, le plus élevé des principales organisations de la région, avec des valeurs largement supérieures à celles des différentes forces étatiques qui lui sont opposées. Boko Haram est donc positionné favorablement par rapport à ses alliés et à ses ennemis, pouvoir relatif dont témoigne le succès de ses attaques début 2015, comme la destruction du quartier général de la MNTJF à Baga, au Nigéria, en janvier de cette même année. Après l’intervention, la position de Boko Haram se trouve toutefois considérablement affaiblie, avec en 2016 un score PN désormais inférieur à celui de tous ses opposants. Une évolution similaire s’observe pour ISWAP, groupe dissident de Boko Haram, après l’intervention. Pour ces raisons, et à l’instar de l’opération Serval, la campagne de 2015 de la MNTJF s’avère tout de même à certains égards un succès, dans la mesure où elle contribue bien à affaiblir Boko Haram et ISWAP.

Cependant, à la différence de l’opération Serval, la campagne de 2015 de la MNTJF ne modifie pas fondamentalement la position des différentes forces étatiques. Le score PN de l’armée nigériane reste par exemple inchangé tout au long de la campagne, tandis que celui des autres forces étatiques n’affiche qu’une légère amélioration durant l’intervention, suivie d’une baisse modérée. De ce point de vue, l’intervention ne renforce pas le pouvoir des forces étatiques aux dépens de celui de leurs opposants. Cette situation s’explique probablement par deux changements interdépendants survenus au sein du réseau de conflit. Tout d’abord, un conflit de leadership provoque la scission de Boko Haram début 2016. Les deux organisations qui en résultent, Boko Haram et ISWAP, s’opposent ouvertement au lieu de s’allier contre les forces étatiques – leur ennemi commun. Ensuite, le réseau de conflit connaît, suite à la campagne d’intervention, une expansion de 25 % en termes de nouvelles organisations. Cette évolution reflète en partie la scission de Boko Haram, mais résulte principalement de l’activation de différentes milices de défense locales, dont nombre se structurent autour de revendications ethniques et communautaires. L’effet combiné de ces deux changements est double. Les groupes non étatiques qui avaient vu leur position renforcée, comme Boko Haram, se trouvent à présent affaiblis, tandis que les forces étatiques ne sont pas nécessairement en meilleure position qu’avant l’intervention, puisqu’elles font désormais face à un nombre plus important d’opposants potentiels.

L’expansion du réseau de conflit souligne une fois encore la centralité des civils dans l’intervention. Leur score PN diminue pendant la campagne, signe qu’ils sont alors de plus en plus la cible de violences. Ce constat met en évidence leur relative vulnérabilité dans la région, et l’incapacité de la campagne à limiter le nombre de victimes parmi eux. Comme l’illustre le graphique 5.10, le nombre de pertes civiles connaît un pic durant la campagne, décès presque aussi souvent imputables aux forces étatiques qu’à Boko Haram et/ou ISWAP. Cela explique en partie l’expansion du réseau de conflit après l’intervention, car de nombreuses milices locales s’opposent souvent à la fois aux organisations non étatiques, comme Boko Haram ou ISWAP, et aux forces étatiques.

Lancée en mars 2011, l’opération Unified Protector de l’OTAN se veut à l’origine une intervention militaire de médiation, théoriquement sans parti pris contre le gouvernement libyen ou les rebelles. L’opération vise ainsi à « faire respecter un embargo sur les armes, à imposer une zone d’exclusion aérienne, ainsi qu’à assurer la protection des populations et des zones civiles confrontées à des attaques ou à des menaces d’attaques » (OTAN, 2012[35]). Cette mission initiale de protection des civils se transforme toutefois en attaques aériennes répétées contre les forces libyennes, même lorsqu’elles ne poursuivent pas activement les rebelles. Elle aboutit au renversement du régime et s’achève officiellement peu après l’assassinat de Mouammar Kadhafi, fin octobre 2011.

L’intervention de l’OTAN ne met pas un terme au conflit libyen. Des affrontements entre différentes factions de la rébellion éclatent peu après la fin de l’opération. Après plusieurs années de tentative de formation d’un nouveau gouvernement national, les rivalités politiques entre les deux factions principales – la Chambre des représentants et le Congrès général national – marquent le début de la deuxième guerre civile libyenne en mai 2014, conflit qui, à ce jour, continue de dévaster le pays (chapitre 4).

Depuis 2014, la guerre se caractérise par l’opposition entre d’un côté, le GNA, basé à Tripoli, soutenu par les Nations Unies et mis en place en 2015 dans le cadre de l’Accord politique libyen négocié sous l’égide de l’ONU, et de l’autre, l’Armée nationale libyenne (LNA) à Benghazi, affiliée à la Chambre des représentants de Tobrouk. Les forces armées du GNA comprennent ce qu’il reste de l’armée officielle libyenne, tandis que celles de la LNA sont menées par le Maréchal Khalifa Haftar, officier ayant pris part au coup d’État de 1969 qui porte Kadhafi au pouvoir, avant de rejoindre l’opposition et de quitter la Libye pour les États-Unis dans les années 90. De nombreux autres groupes armés et milices ethniques ou locaux sont impliqués dans ce conflit, que ce soit dans un camp ou dans l’autre, ainsi que des groupes terroristes comme l’État islamique et Al-Qaïda.

Alors que la LNA lance une offensive contre l’ouest de la Libye en avril 2019, de nombreuses milices basées dans cette région prennent les armes, sous l’égide du GNA, contre les forces de Haftar. Nombre de ces groupes, rivaux avant l’offensive de la LNA, se sont récemment affrontés dans l’ouest du pays. Cependant, désormais alliés au GNA, ils s’opposent massivement à la figure dictatoriale qu’ils voient en Haftar (Lacher, 2019[36]). Leur antagonisme antérieur limite toutefois leur capacité à combattre en tant que réelle force unifiée du GNA, et non comme simples groupes distincts luttant pour un objectif commun.

Principalement originaires de l’est et du sud de la Libye, les forces de la LNA ont néanmoins aussi d’importants soutiens dans l’ouest du pays. Nombre des milices pro-LNA comptent dans leurs rangs des salafistes madkhalistes, farouches opposants de l’islam politique, mouvance que le GNA est accusé d’abriter. Les milices pro-LNA ont aussi pour la plupart été fidèles au régime de Kadhafi en 2011, et la stigmatisation des loyalistes par les partisans de la révolution libyenne pousse certaines milices à soutenir la LNA (Lacher, 2019[36]). Les difficultés que rencontre la LNA à mobiliser certaines de ses milices l’amène à engager des mercenaires soudanais et tchadiens, bien que ceux-ci soient en grande partie tenus à l’écart des lignes de front. L’alliance de milices de la LNA est considérée plus fragile que celle du GNA, car si le GNA dépend de la menace commune de la LNA pour maintenir la cohésion de ses alliés, la LNA est, quant à elle, tributaire de la réussite de ses objectifs pour conserver la loyauté des siens.

Le GNA et la LNA bénéficient tous deux de l’aide de soutiens internationaux et de milices libyennes. La Turquie, l’un des principaux soutiens du GNA, envoie ainsi armes, missiles, véhicules et drones en riposte au soutien étranger à la LNA, notamment l’envoi d’armes et de drones par les Émirats arabes unis, ainsi qu’une aide politique et financière de la part de l’Égypte (International Crisis Group, 2020[37] ; Lacher, 2020[38]). La LNA reçoit aussi le soutien de mercenaires russes (Reynolds, 2019[39]). Les livraisons d’armes en Libye en provenance de soutiens étrangers constituent une violation de l’embargo sur les armes mis en place par le Conseil de sécurité des Nations Unies depuis 2011. Leur arrêt est au cœur du cessez-le-feu de janvier 2020 négocié par la Mission d’appui des Nations Unies en Libye (MANUL).

L’offensive de la LNA en avril 2019 connaît ses premiers succès avec l’encerclement de Tripoli. Après plusieurs cessez-le-feu début 2020, les forces du GNA parviennent, en avril et mai de cette même année, à repousser les combattants pro-LNA hors de Tripoli vers l’est et la ville de Syrte, environ à mi-chemin entre Tripoli et Benghazi (graphique 5.12). En juillet 2020, les lignes de front restent proches de Syrte (Organisation des Nations Unies, 2020[40]), signe de l’échec des tentatives de Haftar de paralyser le GNA. Il n’est pas possible de savoir pour l’heure si les différentes coalitions formées en soutien à l’un ou l’autre camp demeureront inchangées, et si les livraisons étrangères d’armes se poursuivront.

L’intervention de l’OTAN modifie profondément le pouvoir politique des principaux belligérants du conflit libyen. L’armée libyenne voit sa position au sein du réseau de conflit nettement améliorée par rapport à celle des forces rebelles jusqu’au milieu de l’intervention en 2011, comme l’illustre le graphique 5.13. La comparaison des scores PN de l’armée libyenne et de l’Armée de libération nationale (NLA), rebelle, avant et pendant l’intervention, met en évidence le peu de chances de succès de la rébellion sans cette intervention. Alors que la NLA est quelque peu affaiblie, en termes de score PN, à l’issue de l’intervention, elle est néanmoins mieux positionnée que les différentes milices constituées d’anciennes forces militaires libyennes après l’effondrement de l’armée en octobre 2011. À l’instar des interventions au Mali et autour du lac Tchad, l’opération de l’OTAN peut être considérée comme un succès. Elle entraîne la chute du régime libyen et de son armée, et crée les conditions permettant à la NLA d’être en meilleure position que les groupes pro-régime qui lui résistent encore après la fin de l’intervention.

Tout comme l’opération Serval et l’intervention de la MNJTF, l’opération de l’OTAN a un impact négatif sur les civils, comme en attestent les scores PN. Bien que cette opération ait été lancée au nom de la protection des civils, leur position au sein du réseau de conflit se trouve nettement affaiblie durant l’intervention. Ce constat reflète une tendance globale dans l’ensemble des trois interventions étudiées : le score PN des populations civiles diminue pendant les interventions, sans grand changement une fois celles-ci terminées. Cette situation témoigne de l’incapacité globale de ces types d’interventions à créer les conditions politiques permettant l’arrêt total des violences, mais aussi de la place centrale que les civils continuent d’occuper dans les conflits actuels.

L’offensive manquée des forces de la LNA du Général Khalifa Haftar contre le GNA soutenu par les Nations unies représente une forme d’intervention différente de celles évoquées précédemment. Tout d’abord, bien que soutenant l’un ou l’autre camp, les livraisons d’armes et autres types d’aide matérielle constituent une intervention plus indirecte que directe. Cela signifie que cette aide devrait avoir un impact sur les réseaux de conflit même si les différents soutiens étrangers ne sont directement impliqués dans aucun événement violent spécifique dans la région. Ensuite, comme des interventions partisanes concurrentes se déroulent simultanément, le conflit libyen actuel pourrait s’apparenter davantage à d’autres exemples de guerres civiles internationalisées, où les puissances étrangères soutiennent les parties adverses lors d’épisodes d’effondrement de l’État, comme le conflit en cours en Syrie (Walther et Pedersen, 2020[41]) ou les guerres du Congo entre 1996 et 2003 (Radil, 2018[42]), qu’aux conflits du Mali et de la région du lac Tchad.

Le graphique 5.14 présente les scores PN pour l’offensive (aussi appelée bataille de Tripoli) menée par la LNA en 2019-20. Les données utilisées dans cette analyse vont jusqu’au retrait des forces de la LNA de l’ouest de la Libye en juin 2020. L’inversion de la position relative de la LNA et du GNA au cours de l’offensive est frappante. Si cette offensive n’a guère d’effet sur la position d’autres groupes en Libye, comme l’État islamique, le GNA voit quant à lui sa position largement renforcée par rapport à la LNA. Ce constat s’explique probablement par la création d’une coalition, menée par le GNA, de groupes armés auparavant non alliés qui choisissent de coopérer contre la LNA, ainsi que par l’incidence indirecte du renforcement du soutien militaire étranger au GNA. Comme la coalition de milices et d’autres groupes armés sous la houlette de la LNA pourrait voir sa viabilité compromise sans succès militaires futurs, il est probable que la position de la LNA se trouve, à l’avenir, affaiblie. La poursuite des soutiens étrangers à la LNA pourrait toutefois retarder, voire compenser, cet effet. Il est difficile de prévoir si les effets post-offensive sur la position des civils ou d’autres groupes seront du même ordre que ceux observés ailleurs dans la région.

L’analyse de réseau menée dans ce chapitre semble indiquer que chaque intervention partisane modifie les réseaux de conflit en créant de nouvelles triades – ou groupes de trois acteurs – constituées de deux liens négatifs et d’un lien positif. Au cœur de chaque réseau de conflit, ces nouvelles triades se caractérisent par l’alliance de la puissance intervenante avec les forces gouvernementales contre les groupes jihadistes (Mali, lac Tchad), ou avec les rebelles contre les forces gouvernementales (Libye). Dans chaque cas, la puissance intervenante noue des liens positifs avec au moins un des acteurs centraux du conflit, et des liens négatifs avec l’opposant de cet acteur. Au Mali et autour du lac Tchad, la France et la MNJTF s’allient par exemple aux États contre leurs adversaires non étatiques, tandis qu’en Libye, l’OTAN s’allie aux rebelles anti-Kadhafi.

La bataille de Tripoli, menée plus récemment en Libye, constitue un cas encore plus complexe, où différentes puissances étrangères (certains membres de l’OTAN) soutiennent la LNA et d’autres le GNA. La dynamique globale reste toutefois la même, les forces intervenantes nouant des liens de coopération avec un partenaire de leur choix, et adoptant une position d’opposition envers les autres. En termes de réseau, cette dynamique de coopération de deux organisations contre une même tierce partie est l’issue logique de toute intervention partisane.

Chaque intervention militaire d’une puissance étrangère ou d’une coalition multinationale entraîne le renforcement du pouvoir politique de ses alliés et l’affaiblissement de celui de ses opposants, en particulier des organisations jihadistes au Mali et dans le nord du Nigéria, et de l’ancien régime de Kadhafi en Libye. L’analyse de l’indice de centralité PN vient clairement confirmer ce constat : il évalue la position structurelle de chaque organisation au sein de la nouvelle architecture de réseau à l’issue d’une intervention. Dans chaque cas, les organisations clés ciblées par l’intervention se retrouvent dans une position désavantageuse au sein des triades formées par les interventions partisanes. En réaction, ces organisations doivent souvent nouer de nouveaux partenariats au-delà de ces triades, afin de compenser leur nouveau désavantage par rapport aux autres acteurs clés. Cela les rend plus dépendants des autres pour réussir, et réduit leur pouvoir et leur capacité à agir de manière indépendante. En termes d’indice PN, cette diminution d’indépendance se traduit par une baisse du score PN. Dans chaque intervention, c’est précisément la situation dans laquelle se retrouve le membre ciblé de la triade d’acteurs.

L’impact des interventions militaires sur ces réseaux de conflit est malheureusement assez limité dans le temps. L’opération Serval, la campagne de la MNJTF et l’opération Unified Protector ont ainsi chacune affaibli temporairement leur adversaire, sans toutefois apporter la stabilité. Pire encore, chaque intervention a encouragé les organisations jihadistes et rebelles à répondre au choc initial d’une manière susceptible de les renforcer. Chaque insurrection étant portée par des griefs locaux, des programmes particuliers, des individus uniques et des réseaux spécifiques d’acteurs, les réponses aux interventions militaires varient à travers la région. Les groupes jihadistes affaiblis ont ainsi pu prêter allégeance à des organisations mondiales telles que l’État islamique, se diviser autour de clivages ethniques et géographiques, fusionner avec d’autres groupes, ou encore se déplacer vers des zones plus reculées ou moins surveillées, participant ainsi à la propagation régionale de la violence observée en Afrique du Nord et de l’Ouest depuis la fin des années 2000 (OCDE/CSAO, 2020[2]).

Références

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[17] Warner, J. (2017), « Sub-Saharan Africa’s three “new” Islamic State affiliates », CTC Sentinel, vol. 10/1, pp. 28–32.

Note

← 1. Pour simplifier l’interprétation des résultats, les scores présentés dans ce chapitre équivalent à 1-PN, de sorte que des valeurs élevées/faibles indiquent respectivement un pouvoir politique important/limité.

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