Bâtir l’économie du quotidien à partir de la base : une stratégie de résilience en cas de crise

Sally Roever,
WIEGO & Poonsap Tulaphan, Foundation for Labour and Employment Promotion/HomeNet Thailand
  • En Thaïlande, si la plupart des travailleurs informels ont poursuivi leurs activités durant la pandémie, ils ont travaillé moins de jours, pour des revenus nettement inférieurs, et ont dû vendre des biens, emprunter ou puiser dans leur épargne, les femmes actives dans ce secteur payant un tribut bien plus lourd que les hommes.

  • La reprise requiert des investissements, de la part des pouvoirs publics et des fournisseurs de coopération pour le développement, en faveur des activités micro et nano-économiques des individus et des ménages, à la base même de la pyramide économique.

  • L’expérience de la Thaïlande montre que les organisations de travailleurs informels peuvent jouer un rôle clé dans les partenariats public-privé afin de favoriser des moyens de subsistance durables et de restaurer les liens économiques entre les fournisseurs et les consommateurs à faible revenu.

La pandémie de COVID-19 complique sérieusement la tâche de la communauté internationale dans son engagement à réduire la pauvreté et les inégalités, en perturbant massivement les activités de subsistance liées à l’économie informelle qui représente 61 % de l’emploi dans le monde (BIT, 2018[1]). Pourtant, en attirant de nouveau l’attention sur la fourniture des biens et services essentiels – comment approvisionner la population en nourriture par exemple –, la pandémie a fourni l’occasion de mieux comprendre les systèmes qui sous-tendent cet approvisionnement et les personnes qui le rendent possible chaque jour.

Dans les pays à revenu intermédiaire tels que la Thaïlande, où 55.8 % du total des emplois relèvent du secteur informel (Poonsab, Vanek et Carré, 2019[2]), les travailleurs formels et informels participent à la fourniture des biens et services essentiels. Avec l’impact disproportionné de la pandémie sur les travailleurs informels (Gerdin et Kolev, 2020[3]), dont la plupart ne bénéficiaient d’aucune protection sociale ou en matière d’emploi, le défi que les pouvoirs publics doivent aujourd’hui relever est d’élaborer des politiques de soutien de l’emploi qui seront tout autant efficaces que pérennes.

Pâtissant de la rupture des liens économiques au niveau de la base et de la baisse combinée du nombre d’heures travaillées et des revenus, les travailleurs du secteur informel en sont aujourd’hui réduits à emprunter de l’argent, à puiser dans leur épargne et à vendre leurs biens.  
        

Les premiers éléments factuels concernant la Thaïlande ou d’autres pays révèlent que, même là où de nombreux travailleurs informels ont poursuivi leurs activités et bénéficié des premières aides publiques sous forme de dons en espèces et/ou d’aide alimentaire, la courbe des avancées en matière de développement humain est en train d’être inversée. Pâtissant de la rupture des liens économiques au niveau de la base et de la baisse combinée du nombre d’heures travaillées et des revenus, les travailleurs du secteur informel en sont aujourd’hui réduits à emprunter de l’argent, à puiser dans leur épargne et à vendre leurs biens. Pour éviter que la situation n’empire, les pouvoirs publics et les partenaires à la coopération pour le développement doivent repenser la fourniture des biens et services essentiels au regard de l’économie informelle.

Afin d’évaluer les premières répercussions de la pandémie sur les travailleurs de l’économie informelle, le réseau Femmes dans l’emploi informel : globalisation et organisation (Women in Informal Employment: Globalizing and Organizing - WIEGO) et ses partenaires dans 12 villes ont procédé à une étude selon une méthode mixte entre juin et septembre 2020 (Reed et Ogando, 2020[4]). L’étude de Bangkok, coordonnée localement par HomeNet Thailand et des membres de la Fédération des travailleurs informels, a porté sur un échantillon de 302 participants, composé d’employés de maison, de travailleurs à domicile, de vendeurs ambulants, de récupérateurs de déchets, de conducteurs de taxis motos et de masseuses.

L’étude a révélé que, contrairement à de nombreuses autres villes où le travail avait été interrompu sous l’effet de mesures de confinement, 52 % des travailleurs interrogés avaient poursuivi leurs activités pendant le premier confinement instauré en Thaïlande et 88 % d’entre eux avaient travaillé au mois de juillet. En outre, au minimum 80 % des participants, dans toutes les catégories hors employés de maison, avaient bénéficié des dons en espèces versés par les pouvoirs publics, et plus de la moitié des travailleurs à domicile, des récupérateurs de déchets et des conducteurs de taxis motos avaient reçu une aide alimentaire.

Les conclusions soulignent toutefois un problème à plus long terme. À l’exception des récupérateurs de déchets, toutes les catégories ont indiqué avoir travaillé moins de jours en juillet 2020 qu’en décembre 2019, et que les revenus journaliers de juillet étaient en moyenne bien inférieurs à ceux de décembre, aussi bien pour les femmes que pour les hommes. Parmi ceux qui n’ont pas travaillé en juillet, les trois quarts estiment que cela s’explique par la perturbation des marchés et des chaînes d’approvisionnement. Près de la moitié (47.4 %) de tous les participants ont déclaré avoir puisé dans leurs économies, plus d’un tiers avoir emprunté de l’argent et près d’un cinquième avoir mis des biens en gage au cours du mois écoulé. Ces stratégies d’adaptation témoignent de la tendance préoccupante à l’érosion des actifs. Selon HomeNet Thailand, elles reflètent les perturbations de la demande et de l’approvisionnement liées à la pandémie au niveau le plus élémentaire – fermeture des marchés, pénurie de matières premières et indisponibilité des moyens de transport, ou encore restrictions supplémentaires concernant l’espace public, par exemple –, qui seront lentes à effacer sans intervention des pouvoirs publics.

Cette tendance est tout particulièrement inquiétante pour les femmes concernées par les emplois informels. D’une part les revenus journaliers moyens des femmes étaient nettement inférieurs à ceux des hommes, avant et après les mesures de confinement. D’autre part, les femmes ont aussi indiqué avoir de nombreuses factures en souffrance et des besoins de base non satisfaits.

L’expérience de HomeNet Thailand lors de la crise financière mondiale de 2008 a amené l’organisation à nouer des alliances avec les pouvoirs publics aux niveaux local et national, lesquelles sont mises à profit aujourd’hui pour restaurer les liens entre l’offre et la demande sur les marchés accessibles aux travailleurs à faible revenu. Trois exemples illustrent cette approche, avec à chaque fois un point d’entrée différent. Chacun de ces exemples comprend trois paramètres clés qui s’appuient sur les enseignements tirés des crises précédentes :

  • les alliances entre les organisations de travailleurs informels, les partenaires de la société civile et les pouvoirs publics, qui se sont créées au fil du temps grâce à un dialogue continu et structuré

  • la refonte du concept de partenariat public-privé axée sur les organisations de travailleurs informels

  • l’élaboration de modèles pour la relance et l’innovation qui partent de la base.

Espace public : l’espace public est un bien économique essentiel pour les travailleurs de l’économie informelle. Pour aider à restaurer les liens au niveau de la base, HomeNet Thailand collabore avec l’Administration métropolitaine de Bangkok, la Commission nationale de la santé et les universités locales afin d’identifier des sites pilotes où les vendeurs ambulants, les associations de quartier et les piétons peuvent définir conjointement l’espace public comme un bien de subsistance où, entre autres, vendeurs ambulants et travailleurs du secteur des transports ont vu leur emploi supprimé en raison de la crise.

Systèmes de livraison de repas : des opportunités subsistent pour les chauffeurs-livreurs à Bangkok, mais les grandes entreprises dotées de plateformes en ligne et bénéficiant d’aides publiques dominent le marché, au détriment des chauffeurs et des consommateurs à faible revenu. L’association des conducteurs de taxis motos de Bangkok a imaginé de nouveaux modèles afin de faire le lien entre ses membres et les vendeurs ambulants de denrées alimentaires au moyen d’une interface rudimentaire semblable à WhatsApp. Mise à disposition des fournisseurs et des consommateurs à faible revenu, elle est opérationnelle sur quelques quartiers ciblés pour la phase pilote. Les partenariats avec les pouvoirs publics pourraient aider à développer ces modèles afin de couvrir une plus grande partie de la population.

Production locale de vêtements : en Thaïlande, les travailleurs à domicile du secteur de l’habillement ont été affectés par la chute du tourisme international et des commandes de la part des marques mondiales. Dépourvus de compétences en marketing numérique ou d’autres solutions de subsistance, ces travailleurs ont besoin d’accompagnement technique et d’aides publiques à l’échelon national afin de générer de la demande pour leurs produits. La démarche consiste ici à définir une politique obligeant les fonctionnaires à porter des vêtements traditionnels deux jours par semaine et à acquérir 30 % de ces vêtements auprès de groupes de producteurs locaux, travaillant à domicile. L’objectif est de proposer à ces travailleurs un lien économique, parallèlement à des formations en marketing en ligne et/ou à des reconversions vers des emplois qui ne dépendent pas du tourisme.

Ni les mesures d’aide temporaires au niveau des pouvoirs publics ni la vente de biens au niveau des ménages ne peuvent constituer une solution durable. Outre le besoin de mécanismes de protection sociale et de l’emploi à long terme, les participants à l’enquête ont indiqué que, pour qu’ils puissent vivre de leurs moyens de subsistance, les liens économiques doivent être reconstruits à partir de la base. Si l’on veut que la relance soutienne aussi l’économie du quotidien, la coopération pour le développement devra être redirigée vers les dépenses sociales et les investissements dans les activités micro et nano-économiques des individus et des ménages, à la base même de la pyramide économique.

Références

[1] BIT (2018), Femmes et hommes dans l’économie informelle: Un panorama statistique, Troisième édition, Bureau international du Travail (BIT), Genève, https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---dgreports/---dcomm/documents/publication/wcms_626831.pdf (consulté le 7 octobre 2020).

[3] Gerdin, A. et A. Kolev (2020), « Why protecting informal economy workers is so critical in time of COVID-19 », Blog OECD Development Matters, https://oecd-development-matters.org/2020/04/17/why-protecting-informal-economy-workers-is-so-critical-in-time-of-covid-19/ (consulté le 7 octobre 2020).

[2] Poonsab, W., J. Vanek et F. Carré (2019), « Informal workers in urban Thailand: A statistical snapshot », Women in Informal Employment: Globalizing and Organizing, Manchester, R.-U., https://www.wiego.org/sites/default/files/publications/file/Informal%20Workers%20in%20Urban%20Thailand%20WIEGO%20SB%2020_1.pdf (consulté le 7 octobre 2020).

[4] Reed, S. et A. Ogando (2020), « We need to listen to the workers: WIEGO partners conduct COVID-19 Global Impact Study », Blog WIEGO, https://www.wiego.org/blog/we-need-listen-workers-wiego-partners-conduct-covid-19-global-impact-study.

Mentions légales et droits

Ce document, ainsi que les données et cartes qu’il peut comprendre, sont sans préjudice du statut de tout territoire, de la souveraineté s’exerçant sur ce dernier, du tracé des frontières et limites internationales, et du nom de tout territoire, ville ou région. Des extraits de publications sont susceptibles de faire l'objet d'avertissements supplémentaires, qui sont inclus dans la version complète de la publication, disponible sous le lien fourni à cet effet.

© OCDE 2021

L’utilisation de ce contenu, qu’il soit numérique ou imprimé, est régie par les conditions d’utilisation suivantes : http://www.oecd.org/fr/conditionsdutilisation.