Des mariages tadjiks aux banquiers de Wall Street : itinéraire d’une journaliste éclectique

Tett Gillian
Rédactrice en chef pour les États-Unis, Financial Times

Mon ouvrage The Silo Effect a vu le jour pendant la crise financière de 2008. Pourtant, il ne s’agit absolument pas d’un livre sur la finance. En fait, la question qu’il pose est la suivante : pourquoi des êtres humains qui travaillent dans des institutions modernes se conduisent-ils collectivement d’une manière qui peut parfois sembler stupide ? Pourquoi des individus doués d’une intelligence normale n’arrivent-ils pas à percevoir des risques ou des chances qui, par la suite, apparaissent avec une clarté aveuglante ? Pourquoi, comme le dit le psychologue Daniel Kahneman, sommes-nous quelquefois « aveugles face à notre aveuglement » ?

C’est une question que je me suis souvent posée en 2007 et 2008. À cette époque, je travaillais en tant que journaliste à Londres, à la tête de l’équipe des marchés du Financial Times. Lorsque la crise financière a éclaté, nous avons tout mis en œuvre pour essayer de comprendre pourquoi ce désastre avait pu se produire. Les explications potentielles étaient nombreuses : avant 2008, les banquiers avaient pris des risques insensés sur les créances hypothécaires et d’autres actifs financiers, créant ainsi une gigantesque bulle. Les autorités de réglementation n’avaient pas venu venir le danger, à cause de leur méconnaissance du fonctionnement du système financier moderne. Les banquiers centraux et autres responsables de l’action publique n’avaient pas envoyé les bons signaux économiques aux financiers. Les consommateurs s’étaient montrés dangereusement insouciants, accumulant les achats à crédit et les prêts hypothécaires sans se demander s’ils arriveraient à les rembourser. Les agences de notation avaient mal apprécié les risques. Et l’on pourrait continuer…

Lorsque, en tant que journaliste, j’ai commencé à me plonger dans l’histoire de la grande crise financière (sur laquelle j’ai ensuite écrit un livre, L’or des fous), il m’est apparu qu’il y avait une autre cause à ce désastre : le système financier moderne était étonnamment morcelé, aussi bien dans la manière dont les gens étaient organisés que dans celle dont ils entraient en interaction et dont ils concevaient le monde. En théorie, les commentateurs autorisés se plaisent souvent à dire que la mondialisation et l’Internet ont créé un monde fluide et interdépendant dans lequel les connections entre les marchés, les économies et les individus sont plus étroites qu’elles ne l’ont jamais été. Sous certains aspects, l’intégration est en marche. Mais lorsque je me suis penchée de plus près sur la crise de 2008, j’ai aussi pu observer un monde dans lequel les équipes de traders des grandes banques ignoraient mutuellement tout de leurs activités respectives, même à l’intérieur d’une seule et même institution (censée pourtant être intégrée). J’ai constaté que les fonctionnaires des administrations publiques étaient paralysés par la fragmentation démente des grands organismes de réglementation et des grandes banques centrales, non seulement en termes de structures bureaucratiques, mais aussi de vision du monde. Les hommes politiques de leur côté ne faisaient pasmieux. Ni les agences de notation, ni les médias. En fait, dans presque tout ce que je voyais de la crise financière, il me semblait que le désastre s’était nourri du cloisonnement et du sectarisme. Les gens étaient enfermés à l’intérieur de leurs petits départements spécialisés, de leurs groupes sociaux, de leurs équipes ou de leurs poches de compétences. Autrement dit, ils fonctionnaient en silos.

Cette constatation était frappante, mais à mesure que la crise de 2008 refluait lentement, j’ai pris conscience du fait que cet « effet de silo », comme je l’ai appelé, n’affectait pas uniquement les banques. Au contraire : il se manifeste dans tous les aspects de la vie moderne. En 2010, j’ai déménagé de Londres à New York pour m’occuper des activités américaines du Financial Times, et de là, j’ai pu observer que dans les entreprises comme dans l’administration, la fragmentation était aussi à l’œuvre. Le syndrome du silo fleurissait dans des entreprises aussi gigantesques que BP, Microsoft ou (plus tard) General Motors. La Maison blanche et les agences de Washington en étaient frappées, sans parler de grandes organisations multilatérales comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international et même, j’ose le dire, l'Organisation de coopération et de développement économiques.

Le sectarisme régnait souvent dans les grandes universités, et dans nombre de groupes de médias. Le paradoxe de la vie moderne, ai-je réalisé, tient au fait que nous vivons dans un monde étroitement imbriqué sous certains aspects, mais très fragmenté sous d’autres. Les chocs sont de plus en plus contagieux, mais nous continuons de vivre et de penser dans de minuscules silos.

Dans ce livre, je m’efforce donc de répondre à deux questions : Comment naissent les silos ? Et y atil quelque chose que nous pouvons faire pour les détruire avant qu’eux ne nous détruisent ? Mon point de vue est en partie celui d’une personne qui a travaillé en tant que journaliste financière pendant deux décennies et qui a pu observer à cette occasion les milieux des affaires, de l’économie et de la politique à l’échelle internationale. Dans le cadre de ma fonction, j’ai pris l’habitude de raconter des histoires pour illustrer mes idées. Ainsi, dans mon livre, je raconte huit histoires différentes, toutes en rapport avec l’effet de silo : elles ont pour cadre la mairie de New York sous Michael Bloomberg, la Banque d’Angleterre à Londres, la Cleveland Clinic dans l’Ohio, la banque UBS en Suisse, Facebook en Californie, Sony à Tokyo, le fonds spéculatif BlueMountain à New York et la police de Chicago. Dans certains de ces récits, on peut voir avec quelle stupidité les gens peuvent se conduire lorsque leur activité est organisée en silos. D’autres montrent en revanche comment les institutions et les individus peuvent venir à bout des silos dans lesquels ils sont enfermés. Ce que je raconte, c’est l’histoire de certains échecs, mais aussi celles de plusieurs réussites.

Cependant, ce livre est aussi né d’une autre réflexion. Avant de devenir journaliste (en 1993), j’ai obtenu un doctorat d’anthropologie culturelle, c’est-à-dire d’étude des cultures humaines, à l’Université de Cambridge. Dans le cadre de ce travail universitaire, j’ai effectué des recherches sur le terrain, d’abord au Tibet puis dans le sud de l’ex-Union soviétique, au Tadjikistan, où j’ai vécu en partie entre 1989 et 1991, dans un petit village. Mes recherches portaient surtout sur les pratiques matrimoniales que j’ai étudiées pour tenter de comprendre comment les Tadjiks avaient conservé leur identité musulmane dans un État communiste (supposé athée).

À mes débuts de journaliste financière, j’hésitais souvent à révéler ma formation atypique. À Wall Street comme à la City de Londres, ce sont généralement les MBA ou les diplômes universitaires supérieurs en économie, finance, astrophysique ou autres sciences exactes qui vous valent le respect. Connaître les coutumes matrimoniales des Tadjiks ne semble pas à première vue la formation la plus adaptée pour écrire sur l’économie mondiale ou le système bancaire. Pourtant, s’il y a une chose que la crise financière nous a montrée, c’est que la finance et l’économie ne sont pas uniquement une affaire de chiffres. La culture y joue également un rôle. La manière dont les gens organisent les institutions, définissent les réseaux sociaux et classifient le monde a des répercussions fondamentales sur la manière dont les gouvernements, les entreprises et l’économie fonctionnent (ou, quelquefois, dysfonctionnent, comme ce fut le cas en 2008). Il est donc important d’étudier ces aspects culturels, et c’est là que l’anthropologie peut nous aider. Ce que les anthropologues ont à dire ne concerne pas uniquement des cultures du bout du monde, mais peut apporter un éclairage pertinent sur nos cultures occidentales. En d’autres termes, les méthodes que j’ai mises en œuvre pour analyser les mariages tadjiks peuvent contribuer utilement à décrypter le comportement des banquiers de Wall Street ou des fonctionnaires d’une administration.

Le prisme de l’anthropologie est également utile si l’on veut comprendre ce que sont les silos. Après tout, il s’agit d’un phénomène culturel, qui naît des systèmes que nous utilisons pour classer et organiser le monde. Illustrer l’effet de silo par des récits émanant d’une journaliste doublée d’une anthropologue peut contribuer à apporter un éclairage sur ce problème. De tels récits peuvent même apporter certaines réponses quant à la manière d’aborder cette question, non seulement à l’intention des banquiers, mais aussi des fonctionnaires, des chefs d’entreprises, des hommes politiques, des humanistes, des universitaires, des journalistes, et même, peut-être, des agents de l’OCDE. Tel est du moins le vœu que je formule.

Liens utiles

Article original sur le blog OECD Insights : http://wp.me/p2v6oD-2fV.

Tett, G. (2015), The Silo Effect: The Peril of Expertise and the Promise of Breaking Down Barriers, Simon & Schuster, New York