Complexité et système financier

Un système financier mondial complexe

par Adrian Blundell-Wignall, Conseiller spécial du Secrétaire général de l’OCDE chargé des affaires financières et des entreprises

La finance mondiale offre un parfait exemple de système complexe, dans la mesure où il s’agit d’un ensemble hautement interconnecté de sous-systèmes caractérisés par des points de bascule, des phénomènes d’émergence, des asymétries, des effets non désirés, une « structure gigogne » (pour citer Herbert Simon), et tous les autres éléments consubstantiels de la complexité. Elle est déterminée par de nombreux chocs et évolutions internes et externes, qu’elle influence et crée à son tour. Et dans la mesure où ce système (dans la plupart de ses dimensions) réagit également aux prévisions le concernant, on peut le qualifier de système chaotique « de niveau deux » (tel que le décrit, par exemple, Yuval Harari).

De nombreuses évolutions se sont conjuguées pour contribuer à la crise de 2008 et plusieurs d’entre elles ont conduit à la création de structures et d’institutions qui pourraient, à terme, être source de nouvelles difficultés. Deux évolutions majeures ont joué un rôle non négligeable dans la crise : l’ouverture des économies de l’OCDE au commerce international et à l’investissement étranger après 1945 et les progrès rapides des technologies et des réseaux numériques. Ces évolutions ont débouché sur un ensemble plus complexe de structures et de produits financiers nécessaire dans ce nouveau monde, allant bien au-delà de la nécessité de satisfaire la demande grandissante d’opérations bancaires transnationales. Cet ensemble recouvrait en effet de nouveaux produits qui allaient faciliter la couverture des risques de change et de défaillance des emprunteurs ; des produits d’ingénierie financière permettant de faire concorder les échéances des épargnants et des investisseurs et de tirer parti des différences de régimes fiscaux et réglementaires entre juridictions ; des opérations de fusion et d’acquisition portant non seulement sur des entreprises, mais aussi sur des plateformes boursières et des marchés connexes d’envergure mondiale ; ainsi que de nouvelles plateformes et évolutions technologiques axées sur le négoce de produits nouveaux et volatils.

Cette libéralisation des marchés de capitaux a succédé à l’ouverture des marchés de biens et à certains égards, elle en a été le pendant nécessaire. Pour autant, ce processus est allé très loin, si bien qu’à la fin des années 90, les politiques publiques favorisaient le modèle du « supermarché financier », et en 2004, les règles relatives aux fonds propres des banques sont devenues nettement plus favorables à l’effet de levier, de même que les modifications apportées au régime des banques d’investissement. Le secteur bancaire est devenu l’épicentre de la crise financière mondiale, en raison d’une sous-évaluation des risques essentiellement due aux lacunes de la réglementation microprudentielle, à un recours excessif à l’effet de levier et à des modèles économiques fondés sur des établissements trop grands pour faire faillite. La montée en puissance des investisseurs institutionnels, l’augmentation de l’effet de levier, l’expansion des produits dérivés, l’approfondissement général des marchés de capitaux ainsi que les progrès technologiques ont débouché sur des innovations non seulement en matière de produits mais aussi concernant les modalités de négoce des titres, telles que les transactions à haute fréquence. Par ailleurs, la dissociation grandissante entre propriété etgouvernance des entreprise a ajouté une nouvelle couche de complexité, rendant certaines de ces questions encore plus délicates (sachant que les fonds passifs, les fonds indiciels cotés, les intermédiaires spécialisés dans les opérations de prêt de titres, les réaffectations en garanties, les conseillers et les consultants sont autant d’éléments qui ont pesé dans la balance à cet égard).

De manière générale, les progrès réalisés en matière d’ouverture dans les économies de l’OCDE n’ont pas eu leur équivalent dans les économies de marché émergentes, en particulier en Asie. Le contrôle des mouvements de capitaux est resté strict dans certaines économies de marché émergentes, malgré le renforcement de leur système financier et l’amélioration de sa réglementation. De plus, ces mesures de contrôle des mouvements de capitaux ont souvent été adoptées à l’appui d’un régime de taux de change administré par rapport au dollar des États-Unis. Lorsque des pays interviennent pour arrimer leur monnaie à celle des États‐Unis, ils achètent des dollars et les recyclent généralement en valeurs du Trésor américain, qui sont des titres très liquides et peu risqués. Or, le poids croissant des économies de marché émergentes faisant partie du « bloc dollar » a deux effets importants : premièrement, les rendements des valeurs du Trésor américain diminuent à mesure qu’augmentent les volumes de ces titres détenus par ces économies et, deuxièmement, leurs interventions sur les marchés des changes se traduisent pour les États-Unis par des distorsions de taux de change vis-à-vis de ces partenaires commerciaux.

La faiblesse des taux d’intérêt, conjuguée à la diminution des rendements des valeurs du Trésor, a incité les investisseurs à se mettre en quête de produits plus risqués et offrant de meilleurs rendements. Pendant les périodes d’appétence pour le risque, cette situation contribue à l’accroissement des flux de capitaux investis dans des instruments d’emprunt à haut rendement d’économies de marché émergentes et, partant, à un renforcement des interventions sur les marchés des changes et à un durcissement des mesures de contrôle des mouvements de capitaux. Or, il est à craindre qu’en période d’aversion pour le risque, les tentatives de cession de ces actifs illiquides ne pèsent considérablement sur le financement des économies de marché émergentes et ne se traduisent par une forte volatilité sur les marchés de capitaux.

L’euro influe également sur la stabilité financière, souvent de façon inattendue ... Les pays européens commercent non seulement entre eux, mais aussi avec le reste du monde. Néanmoins, le nord de l’Europe est, à travers les chaînes de valeur mondiales, plus intégré verticalement dans le processus de forte croissance à l’œuvre en Asie du fait de la demande de technologies, d’infrastructures et d’autres biens d’équipement de qualité émanant de cette partie du monde, tandis que le sud de l’Europe est davantage en concurrence avec les économies de marché émergentes sur les marchés internationaux de produits manufacturés de moindre qualité. Les chocs asymétriques subis par la sphère réelle de l’économie dans différentes régions de la zone euro, liés par exemple à des divergences de politique budgétaire ou à des variations de la compétitivité des économies de marché émergentes, signifient qu’une approche uniforme de la politique monétaire crée des divergences économiques. Cela se traduit par des créances douteuses qui contribuent à fragiliser le système financier, et l’interdépendance qui le caractérise accentue encore la complexité du problème.

Le vieillissement démographique constitue une source de préoccupation supplémentaire à cet égard, notamment du fait des interactions existant entre l’augmentation de la longévité, la faiblesse des rendements des obligations d’État sur lesquels reposent les organismes de retraite, et l’insuffisance de l’épargne des personnes les moins aisées, qui ont été les plus durement touchées par la crise et risquent également de pâtir des futurs changements de structure de l’emploi et des carrières. Pour atteindre leurs objectifs de rendement, certains établissements ont pris davantage de risques sur des produits qui sont souvent moins transparents et dont les fournisseurs tentent de créer une « liquidité artificielle », qui n’existe pas au niveau des titres et actifs sous-jacents.

Aussi grand et complexe soit-il, le système financier n’est cependant pas une fin en soi. Il devrait avoir pour rôle de concourir au financement de la croissance économique et des emplois qui contribueront au bien-être. Or, paradoxalement, ainsi que le souligne la publication OECD Business and Finance Outlook 2016, le système financier se caractérise, malgré la forte interdépendance de ses composantes, par une fragmentation qui entrave l’investissement des entreprises et la croissance de la productivité.

Sur les marchés de capitaux, les technologies de l’information et les réformes de la réglementation ont ouvert la voie à cette fragmentation, compte tenu de la multiplication des plateformes de négociation boursière, et débouché sur la création de plateformes de négociation opaques (dark trading pools). Les différences observées entre plateformes de négociation en matière d’obligations réglementaires et de communication d’informations suscitent des préoccupations concernant la transparence des marchés boursiers et l’égalité de traitement des investisseurs. Par ailleurs, ces évolutions peuvent avoir des effets préjudiciables sur les entreprises, si elles contribuent à faire de la vitesse et de la complexité des avantages au détriment de l’investissement à long terme.

Les différences de régime juridique entre pays et au sein du réseau grandissant de traités internationaux d’investissement contribuent également à fragmenter l’environnement des entreprises. Les législations nationales des différents pays sanctionnent la corruption transnationale avec une sévérité inégale et souvent insuffisante, et de nombreux traités d’investissement ont créé des règles qui peuvent se traduire par une fragmentation des entreprises pour leurs investisseurs et fausser les règles établies en matière de gouvernance et de financement des entreprises.

Le système financier est par nature complexe, mais si nous voulons qu’il contribue à financer une croissance inclusive et durable, nous devons remédier à sa fragmentation de manière à le rendre plus harmonieux.

Liens utiles

L’article original publié sur le site OECD Insights, accompagné de liens et d’informations complémentaires, se trouve ici : http://wp.me/p2v6oD-2JC.

La série complète d’articles peut être consultée à cette adresse : http://oecdinsights.org/?s=NAEC+complexity.

Complexité et amélioration de la réglementation financière

par Harald Stieber, Unité d’analyse et d’évaluation économiques, DG FISMA, Commission européenne

La complexité n’a pas été la seule cause de la crise financière de 2007-08. La crise a été causée par l’amplification rapide du levier financier jusqu’à un point de rupture. Si l’on sait que la majeure partie de la dette à court terme émise pour accroître l’effet de levier est constituée de « contrats à effet panicogène », il a fallu situer précisément ce point de rupture dans un contexte temporel et spatial réel et non dans des conditions de simulations contrôlées. En outre, la ligne d’évolution complexe de la dynamique apparue au moment du déclenchement de la crise a fait ressortir combien l’on en savait peu sur les modalités de transmission des chocs par un système financier de plus en plus nébuleux. La séquence de l’impact sur les marchés et la rapidité de la propagation des risques d’un marché et d’une infrastructure de marché à l’autre étaient auparavant méconnues et ont dû être saisies « à la volée ». Notre ignorance des propriétés statiques et dynamiques du système découle de problèmes profondément enracinés tenant à la gouvernance des données, aux capacités de modélisation et à la conception des politiques publiques (dans cet ordre).

En ce qui concerne les politiques publiques, la crise a révélé que plusieurs composantes de l’écosystème financier étaient restées à l’écart du périmètre de la réglementation. De ce fait, le bien public qu’est la stabilité financière n’était plus suffisamment assuré en toutes circonstances. Cela étant, le programme de réglementation élaboré par la suite selon une approche fondée sur des principes, coordonnée au niveau du G20 alors créé depuis peu, a également eu pour effet – tout en comblant bon nombre d’importantes lacunes de la réglementation – d’en accroître la complexité.

Cette complexité peut également accentuer les risques pour la stabilité. L’augmentation des coûts induite par le respect de la réglementation peut entraîner des réactions d’évitement amoindrissant l’efficacité de la réglementation financière puisque les entités et les agents réglementés se livrent à des pratiques d’arbitrage réglementaire tout en s’évertuant à se soustraire purement et simplement à la réglementation par l’innovation financière. Jusqu’à ces derniers temps, les plus grandes institutions financières, à tout le moins, étaient réputées « aimer » la complexité financière.

Toutefois, la perception de la complexité est en train d’évoluer dans le secteur financier. Il n’est plus possible de la mettre à profit en raison de la hausse des coûts liés au respect de la réglementation et de l’aggravation des risques de sanctions pécuniaires. L’une des déclarations les plus limpides en ce sens est venue d’un courrier que nous avons reçu, le 11 juin 2015, à la Commission européenne (à l’instar de toutes les autres grandes instances de réglementation), émanant d’associations d’opérateurs financiers appelant à une coordination du processus d’élaboration de normes (données) financières qui ramèneraient la complexité de celle-ci à un niveau de nouveau gérable par les acteurs du secteur.

Le principe selon lequel les règles en vigueur doivent être réexaminées en permanence pour évaluer leur efficacité et leur efficience est au cœur du programme de la Commission européenne pour une meilleure réglementation (intitulé Améliorer la réglementation). Dans le cadre de ce programme, la Commission a lancé, en 2015, une consultation publique lors de laquelle elle a appelé les parties prenantes à communiquer des données probantes en réponse à une quinzaine de questions mettant particulièrement l’accent sur l’impact cumulé de l’ensemble des réglementations financières en vigueur. L’objectif était de détecter les éventuels chevauchements, incohérences, duplications, ou lacunes du dispositif de réglementation financière dont la complexité s’était considérablement accrue. Il est ressorti des réponses communiquées que les obligations de déclaration (données) étaient un domaine qui pouvait déboucher, à l’avenir, sur d’importants gains d’efficacité et d’efficience de la réglementation.

Les obligations de déclaration réglementaires ont nettement évolué, une fois mis en évidence le fait que l’insuffisance des données utiles à la disposition des autorités de tutelle avait été un important facteur de risque lors de la crise. Plus précisément, la législation dans le domaine des marchés financiers, comme le Règlement sur les infrastructures de marché européennes (règlement EMIR), mais aussi la Directive européenne concernant les marchés d’instruments financiers (MiFID/R), a obéi à une conception des obligations de déclaration réglementaires différente de celle suivie pour les obligations applicables aux institutions financières réglementées (comme les états COREP et FINREP). Le règlement EMIR met l’accent sur chaque transaction (sur produits dérivés négociés de gré à gré et non sur un marché réglementé), puisque l’obligation de déclaration porte sur le niveau le plus précis, à savoir sur chaque contrat financier. Les obligations de déclaration des transactions découlant du règlement EMIR ont commencé à être mises en œuvre en février 2014 avec la déclaration des contrats dérivés les plus standard et leur déploiementse poursuit avec la déclaration des contrats les moins standards. La même méthode est appliquée, en vertu de la MiFID/R, à une catégorie plus large d’instruments.

Cette approche de haute précision appliquée aux obligations réglementaires de déclaration des transactions est riche de nombreuses promesses pour la science de la complexité. Elle pourrait en effet, à un moment ou à un autre, permettre de cartographier de bas en haut l’écosystème financier et d’aller ainsi plus loin dans l’élaboration d’un processus de décision dans le cadre du projet Global Systems Science de la Commission européenne. Cela étant, pour aboutir à des politiques publiques fondées sur des données probantes et portées par des éléments factuels, il faudra adapter la gouvernance des données, et plus précisément les normes relatives aux données financières, au dispositif de plus en plus précis de déclaration des transactions.

La gouvernance des données exige des normes rigoureuses en matière de données financières évoluant de pair avec les mutations technologiques. Nous appréhendons avec précision, à ce stade, une petite fraction des résultats que les normes devront nous apporter à cet égard. Les données relatives aux contrats financiers sont des mégadonnées. Il est possible d’extraire des données fines des normes qui s’y rapportent. Les normes relatives aux données financières sont donc plus structurantes et permettent d’évoluer du très grand vers le très petit et réciproquement.

Dans un projet faisant suite à la demande de données probantes, nous examinons donc les différents moyens grâce auxquels les normes relatives aux données financières et les technologies utilisées dans le domaine de la surveillance réglementaire peuvent permettre d’Améliorer la réglementation. Au nombre des moyens envisageables figurent la définition de méthodologies relatives aux données de base et l’élaboration de modèles de points de données en étudiant la possibilité d’appliquer des normes algorithmiques, ainsi que les utilisations envisageables de la technologie des grands livres distribués et de l’approche du consensus décentralisé. On ne peut dire à ce stade si la vision d’un système financier dénué « d’effet panicogène » est à notre portée à moyen terme. Quoi qu’il en soit, les propriétés de résilience de l’internet, entre autres, peuvent nous indiquer comment, grâce à la technologie, les obligations de déclaration réglementaires pourront atteindre, à l’avenir, leurs objectifs d’une manière bien plus efficace qui tiendra compte, dans le même temps, de la complexité de notre sujet.

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Les modèles multi-agents : pour que l’économie puisse donner le meilleur d’elle-même

par Richard Bookstaber, Université de Californie

On ne peut pas dire que la science économique ait donné le meilleur d’elle-même face aux crises. À mon avis, cela tient au fait que quatre caractéristiques de l’expérience humaine, sur lesquelles il est impossible d’agir efficacement par les méthodes de l’économie classique, se manifestent en période de crise.

La première réside dans le fait que tout n’est pas réductible. On peut réduire le comportement d’un système entier à un schéma mathématique offrant un raccourci pour prévoir son comportement futur tout comme une carte montre l’itinéraire à suivre pour gagner une ville sans avoir à effectuer d’abord le trajet par soi-même. Malheureusement, comme l’indique Stephen Wolfram, pour de nombreux systèmes, il n’est possible de prédire ce qui va advenir qu’en reproduisant à l’identique, par la simulation et l’observation, la trajectoire qu’ils empruntent pour parvenir à leur point d’arrivée sans pouvoir nous-mêmes atteindre ce point avant eux. La logique est un peu la même que la carte décrite par Borgès dans De la rigueur de la science, « la Carte de l’Empire […] avait le Format de l’Empire et […] coïncidait avec lui, point par point ». L’impossibilité de réduire l’économie à un calcul signifie qu’on ne peut la prédire par des méthodes d’analyse, quand l’économie l’exige pourtant.

L’émergence d’un phénomène est la seconde caractéristique. Il y a émergence d’un phénomène lorsque l’effet global d’actions individuelles diffère qualitativement de l’action de chaque individu. Il est impossible d’anticiper le résultat final, pour le système dans son ensemble, en se fiant aux actions des individus qui le composent car un grand système aura des propriétés dont est dépourvu chacun de ces individus. Ainsi, lorsque certaines personnes en bousculent d’autres dans une foule, cette bousculade peut rester sans effet, mais peut aussi susciter un mouvement de foule dans lequel des gens se font piétiner même si nul ne l’a voulu ou n’a agi dans cette intention. De même, nul ne décide de déclencher une crise financière et de fait, au niveau de chaque entreprise, les décisions visent généralement à prendre des mesures prudentes pour éviter les effets onéreux d’une crise. Pour autant, ce qui est stable à l’échelle locale peut devenir instable à l’échelle mondiale.

Le nom de la troisième caractéristique, la non-ergodicité, vient du physicien allemand Ludwig Boltzmann qui a défini comme « ergodique », du grec ergon (« énergie »), et odos (« trajectoire »), un concept de mécanique statistique selon lequel une seule trajectoire, poursuivie suffisamment longtemps à énergie constante, serait représentative de tout un système en vase clos. Les processus mécaniques qui actionnent notre monde physique sont ergodiques, comme nombre de processus biologiques. Cependant, si l’on peut prédire la trajectoire d’une balle au moment du lancer, il est impossible de dire comment elle était arrivée jusqu’à son point de départ – le passé ne compte pas. Toutefois, en ce qui concerne les processus sociaux, le passé compte bien sans que l’on puisse, pour autant, purement et simplement l’extrapoler pour connaître l’avenir. Ainsi, la dynamique d’une crise financière ne saurait s’expliquer par la période qui l’a précédée puisque les marchés financiers innovent constamment, de sorte que le futur ne ressemblera sans doute nullement au passé.

L’incertitude radicale vient compléter notre quartet. Cette notion désigne les surprises – à savoir des conséquences ou des événements que l’on n’a pas vu venir, qui ne peuvent pas être associés à une densité de probabilités car ils ne relèvent pas du domaine de ce qui peut advenir. L’électricité, la bombe atomique, ou l’internet sont des exemples du passé, dont on ne peut donc évidemment pas, par définition, prédire l’avenir. Comme l’a dit Keynes, « [l]e fait est qu’il n’existe aucune base scientifique permettant de calculer une quelconque probabilité. Nous ne savons pas, tout simplement. » Les économistes parlent également d’incertitude knightienne, du nom de l’économiste Frank Knight, qui a fait une distinction entre le risque, par exemple s’agissant des jeux de casino dont on ne peut prédire le résultat mais pour lesquels on peut effectuer un calcul des probabilités, et ce que nous appelons « l’incertitude réelle », autrement dit les situations dans lesquelles il est impossible d’avoir connaissance de tout ce qu’il faudrait savoir pour calculer les probabilités. C’est, en fait, la définition même de la condition humaine. Nous ne savons pas où nous allons et nous ne savons pas qui nous serons quand nous y serons. Toute conception mécanistique de l’économie est donc vouée à l’échec du fait même de la réalité humaine.

Avons-nous donc le moindre espoir de comprendre ce qui se passe dans notre économie irréductible, émergente, non-ergodique et radicalement incertaine ? Assurément oui, si nous utilisons des méthodes plus robustes qui échappent aux attentes rationnelles standards, autrement dit un mode d’optimisation de l’économie. Pour faire face aux crises, nous avons besoin de méthodes permettant d’appréhender le fait que tout ne soit pas réductible par la voie de calcul, de prendre acte du phénomène de l’émergence, de tenir compte du fait que le passé ne permet pas de présumer du présent, sans même parler de l’avenir, et qui nous permettent de penser l’incertitude radicale. La modélisation multi-agents pourrait être un pas dans cette direction.

La modélisation multi-agents se fonde sur un système dynamique d’agents autonomes dont les interactions permettent à des comportements macroscopiques de résulter de règles microscopiques. Les modèles spécifient les règles dictant la manière dont les agents se conduiront en fonction de divers facteurs. Chaque agent évalue individuellement sa situation et prend des décisions à partir des règles qui lui sont propres. Les étourneaux évoluant dans le ciel (ce que l’on appelle « un murmure ») en sont un bon exemple. Les oiseaux semblent fonctionner comme un système, et pourtant leur vol dépend des décisions de chacun d’eux. La construction d’un système macroscopique, de bas en haut, passera à côté de la réalité de la situation car, à ce niveau, les mouvements de la volée d’étourneaux sont à la fois complexes et non linéaires, sans pour autant reposer sur un programme systémique. Cela étant, il possible de modéliser le murmure des étourneaux à partir de règles simples dictées par la manière dont chacun d’eux réagit par rapport à la distance qui le sépare des autres oiseaux, à leur vitesse, à la direction qu’ils suivent et par la manière dont chaque étourneau se dirige vers ce qu’il perçoit, dans son voisinage immédiat, comme le centre de la volée.

De même, la modélisation multi-agents prend acte du fait que les individus interagissent et modifient par là-même leur environnement, d’où s’ensuit une nouvelle séquence d’interactions. Avec cette méthode, point n’est besoin de recourir à l’hypothèse d’un consommateur ou d’un investisseur représentatif fictif agissant aussi infailliblement que dans un rêve de modèle mathématique. Cette approche permet d’élaborer un scénario – pour chaque situation donnée du monde réel – prévoyant que le système puisse dérailler et finir dans le ravin, tout en nous procurant un moyen de remettre le système sur ses rails en toute sécurité.

Pour résumer, l’économie fondée sur des modèles multi-agents est prête à se confronter au monde réel, un monde qui se démultiplie et se déforme en temps de crise. Il s’agit là d’un nouveau paradigme ancré à la fois dans le pragmatisme et dans les complexités de l’être humain.

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