Complexité et définition de l’action publique

Il faut arrêter de faire comme s’il était possible de contrôler une économie

par Angel Gurría, Secrétaire général de l’OCDE

La crise a eu pour effet de mettre au jour de graves lacunes dans notre pensée économique. Elle a mis en lumière la nécessité d’aborder la politique économique sous un angle plus critique et plus novateur. Elle a aussi servi de révélateur de l’incapacité des outils actuellement utilisés à prendre pleinement en compte les principaux phénomènes d’articulation, de rétroaction et d’arbitrage à l’œuvre, par exemple entre la croissance, les inégalités et l’environnement.

Nous devrions saisir l’occasion qui nous est offerte pour appréhender autrement l’économie, en tant que système hautement complexe qui, comme n’importe quel autre système complexe, fait l’objet d’une reconfiguration permanente en réponse à de multiples contributions et influences, souvent avec des effets imprévus ou non souhaitables. Un tel changement est lourd de conséquences. Il signifie que les responsables de l’action publique devraient rester constamment vigilants et faire preuve de davantage d’humilité quant à leurs prescriptions, agir plus comme des navigateurs que comme des mécaniciens, et être ouverts à des réalités telles que les risques systémiques, les effets de contagion, les points forts et les points faibles, et les sensibilités humaines. Cela exige un changement d’état d’esprit, et un changement dans les modèles que nous utilisons. Comme l’a dit John Kenneth Galbraith, « le point de vue conventionnel sert à nous épargner le douloureux travail de la pensée ».

C’est pourquoi nous avons, à l’OCDE, lancé une initiative relative aux Nouvelles approches face aux défis économiques (NAEC). Grâce à cette initiative, nous voulons mieux comprendre comment l’économie fonctionne, dans toute sa complexité, et concevoir des politiques publiques reflétant cette compréhension plus fine. Notre objectif est d’envisager les conséquences non intentionnelles de l’action des pouvoirs publics, et d’envisager des parades, tout en élaborant de nouvelles approches à même de promouvoir une croissance plus durable et inclusive.

La complexité est le point commun d’un nombre croissant de questions relevant de l’action publique dans un environnement de plus en plus mondialisé, utilisateur de technologies complexes et confronté à des contraintes sur les ressources.

Le rapport du Forum mondial de la science de l’OCDE consacré à l’application des sciences de la complexité à l’élaboration des politiques publiques (Applications of Complexity Science for Public Policy, 2009, disponible en anglais seulement) rappelle la distinction entre systèmes compliqués et systèmes complexes. La science (et la technologie) traditionnelle excelle lorsqu’il s’agit d’appréhender le « compliqué », mais pour ce qui est de comprendre des phénomènes complexes comme le climat par exemple, sa contribution n’en est qu’à ses débuts.

Ainsi, il est tout à fait possible de comprendre ce qu’est un véhicule compliqué en ayant recours à l’ingénierie classique. En revanche, un ensemble de véhicules circulant sur une autoroute constitue un système complexe. Les chauffeurs interagissent et ajustent mutuellement leur comportement en fonction de différents facteurs tels que des perceptions, des attentes, des habitudes, voire des émotions. Pour comprendre la circulation et construire des autoroutes de meilleure qualité, définir des limites de vitesse, installer des systèmes de radar automatiques, etc., il est utile de disposer d’outils permettant de prendre en compte des modèles de comportement linéaires et non collectifs, ainsi qu’une diversité de catégories de conducteurs ou de règles susceptibles d’être imposées. Dans de tels cas, nous avons besoin des outils relevant de la science de la complexité, et nous avons aussi besoin d’améliorer les codes de la route dans de nombreux domaines.

Ce débat est loin d’être théorique. L’importance de la complexité va bien au-delà du champ universitaire : elle trouve un écho puissant dans le monde de l’action publique. Ainsi, à la Banque d’Angleterre, Andy Haldane pense le système financier mondial en tant que système complexe et s’efforce d’appliquer à la sphère financière les enseignements tirés d’autres disciplines reposant sur des réseaux comme l’écologie, l’épidémiologie et l’ingénierie. Plus généralement, il est clair que le langage de la théorie de la complexité, qu’il s’agisse de points de bascule, de boucles de rétroaction, de discontinuités ou de risques extrêmes, est entrée dans le lexique de la finance et de la réglementation. Haldane a montré combien il était utile d’aborder la réalité sous l’angle de la complexité, et d’apporter ainsi des éclairages sur les vulnérabilités structurelles qui se sont accumulées dans le système financier. Des suggestions d’action visant à rendre le système financier plus robustes ont ainsi pu être formulées.

Plus près de nous, Bill White, Président du Comité d’examen des situations économiques et des problèmes de développement (Comité EDR) est un ardent défenseur de l’approche consistant à penser l’économie comme un système complexe. S’exprimant lors de réunions à l’OCDE, il a souvent affirmé, en partie à titre d’explication et en partie à titre de mise en garde, que les systèmes se construisaient sous l’effet de processus cumulatifs, que leur dynamique pouvait être extrêmement imprévisible et que leur non-linéarité était quelquefois significative. De ce fait, Bill a instamment appelé les responsables de l’action publique à accepter davantage d’incertitudes, et à se montrer plus prudents. Il a aussi invité les économistes à s’inspirer des enseignements parfois extrêmement simples, mais très importants, tirés de l’expérience de ceux qui étudient ou travaillent sur des systèmes complexes comme les biologistes, les botanistes, les anthropologues, les contrôleurs de trafic ou les stratèges militaires.

Cependant, l’apport le plus important de la complexité réside peut-être dans le constat que les responsables de l’action publique devraient cesser de prétendre qu’une économie peut être contrôlée. Les systèmes ont tendance à avoir des comportements surprenants, à grande échelle et apparemment incontrôlables. Il faudrait plutôt s’employer plus vigoureusement à construire la résilience, à renforcer les mécanismes dont disposent les pouvoirs publics pour atténuer les chocs et à favoriser l’adaptabilité en favorisant une culture de l’expérimentation pour l’action publique.

À l’OCDE, nous avons décidé d’intégrer la complexité dans nos travaux. Depuis plusieurs années, nous nous employons à décoder le « génome » des échanges, grâce à notre base de données sur les échanges en valeur ajoutée (TiVA), dans le but d’expliquer les interconnexions commerciales entre les pays.

Nous avons examiné les possibilités permettant de coupler les modèles économiques à d’autres modèles systémiques, par exemple environnementaux (climat) et sociétaux (inégalités). Nos travaux sur le thème « Coût de l’inaction et manque de ressources : conséquences pour la croissance économique à long terme/avantages de l’action » (projet CIRCLE) montrent parfaitement comment on peut lier des modèles bio-physiques et des modèles économiques pour évaluer l’impact de la dégradation de l’environnement et du changement climatique sur l’économie.

Nous nous penchons également sur l’organisation des systèmes complexes dans des domaines aussi divers que l’éducation ou la politique en matière d’échanges internationaux. En outre, nous étudions le potentiel d’exploitation des données massives, élément incontournable des approches de modélisation de la complexité. Il reste toutefois beaucoup à faire pour qu’il soit possible d’enrichir nos travaux en les abordant sous l’angle de la complexité.

L’OCDE se félicite de travailler avec des partenaires de premier plan comme l’Institute for New Economic Thinking (INET) d’Oxford ou la Commission européenne afin d’aider les responsables de l’action publique à recourir à la réflexion sur les systèmes complexes pour aborder certains des défis les plus délicats à relever.

Une question importante subsiste : comment appliquer les éclairages et les méthodes de la science de la complexité pour accompagner les responsables de l’action publique lorsqu’ils sont confrontés à de sérieuses difficultés dans des domaines tels que la protection de l’environnement, la réglementation financière, la durabilité ou l’aménagement urbain ?

L’atelier sur la complexité et l’action publique qui s’est tenu en septembre 2016 à l’OCDE nous a aidés à trouver une réponse : il s’agit de stimuler une pensée novatrice et d’inciter à définir des approches innovantes de l’action publique pour, au final, favoriser l’adoption de politiques meilleures pour une vie meilleure.

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L’article original publié sur le site OECD Insights, accompagné de liens et d’informations complémentaires, se trouve ici : http://wp.me/p2v6oD-2Dz.

La série complète d’articles peut être consultée à cette adresse : http://oecdinsights.org/?s=NAEC+complexity.

L’économie n’est pas seule concernée : la société est elle aussi un système complexe

par Gabriela Ramos, Directrice de Cabinet du Secrétaire général de l’OCDE et Sherpa pour le G20

Les inégalités de revenu et de patrimoine ne sont pas un phénomène nouveau. Au contraire, ils semblent être une constante dans l’histoire de l’humanité et au fil des ans, leurs causes et leurs conséquences sont devenues plus nombreuses, et plus étroitement imbriquées. Cela vaut aussi pour nombre de phénomènes sociaux, et même si le monde semble aujourd’hui plus compliqué, il n’en est rien. Ce qui a changé, c’est la multiplication des domaines dans lesquels on attend de l’action publique qu’elle joue un rôle. En ce qui concerne les inégalités de revenu et de patrimoine, les pouvoirs publics doivent prendre des décisions qui touchent à plusieurs domaines liés entre eux comme la fiscalité, l’éducation ou la santé.

Malheureusement, les instruments à la disposition des décideurs publics n’ont pas toujours été actualisés aussi vite qu’il l’aurait fallu pour permettre de faire face à ces défis et à leurs imbrications.

Les économistes ont bien essayé de procéder à des simplifications et de s’abstraire de la réalité en recourant à des hypothèses limitatives comme l’agent représentatif ou l’équilibre général. Ils ont aussi donné la primauté à l’objectif d’efficacité, au détriment d’autres considérations importantes comme l’équité. Or, l’utilisation d’agrégats brouille les conséquences des politiques en termes de redistribution : une économie peut tout à fait aller bien globalement, mais, comme on l’a vu ces dernières années, le fait que des groupes importants ne puissent pas avoir accès aux fruits de la prospérité économique a de graves conséquences sur la cohésion sociale et, à terme, sur la croissance elle-même. En s’efforçant de définir des politiques de croissance visant uniquement à accroître le produit intérieur brut (PIB) par habitant, on n’a pas prêté l’attention qu’il aurait fallu aux institutions, aux comportements humains et à la culture. Du coup, les approches retenues n’ont pas permis de tenir correctement compte des réalités des marchés, des décisions des consommateurs et de l’interconnexion entre les réseaux économiques, les réseaux de communication et les réseaux sociétaux.

Contrairement aux hypothèses que nous a enseignées l’économie néo-classique, les systèmes socio-économiques ne sont pas stables, mais en évolution constante. La science de la complexité apporte de nouveaux éclairages et nous propose des outils et des instruments d’analyse dont nous avons besoin pour pouvoir, en tant qu’individus et en tant que sociétés, aborder ce nouveau mode d’appréhension de l’économie. Elle permet d’appréhender certaines des limites qui contraignent la science économique conventionnelle et, en dernier ressort, elle nous aide à mieux faire notre travail lorsqu’il s’agit de dispenser des conseils à des pouvoirs publics et à des institutions publiques.

Par exemple, en adoptant une approche fondée sur la complexité, nous pouvons commencer à admettre que les causes et les conséquences des inégalités et des grands problèmes économiques et sociétaux sont inextricablement liées. Outre qu’elle contribue de manière considérable au creusement des inégalités de patrimoine, la financiarisation de l’économie a aussi entraîné une aggravation des risques systémiques et nous avons pu voir comment un problème touchant au départ le marché des subprimes a provoqué une crise économique majeure qui n’a fait que rendre plus difficile encore le parcours des populations les plus vulnérables, partout dans le monde.

À l’instar du système financier et des principaux risques qu’il comporte, nos systèmes sociaux sont complexes, et vulnérables. Face à la fragmentation croissante de nos sociétés et aux divisions de plus en plus nombreuses dont elles souffrent (d’autant plus si l’on y ajoute le défi lié à l’intégration des migrants et des groupes marginalisés), nous devrions accorder davantage d’attention à la stabilité sociale. Dans cet esprit, les politiques publiques visant à résoudre les problèmes sociétaux devraient ne pas faire appel uniquement aux outils et mesures économiques traditionnels, mais être plus largement ouvertes aux éclairages apportés par d’autres disciplines utiles.

Nous avons besoin de cette approche plus réaliste de la manière dont les peuples et l’économie fonctionnent réellement pour définir un agenda de la croissance inclusive prenant aussi en compte les conséquences non intentionnelles de notre action ainsi que les arbitrages et les complémentarités entre les différents objectifs des politiques publiques.

De fait, je crois que les économistes, et les décideurs publics auxquels ils prodiguent des conseils, pourraient être plus efficaces s’ils s’écoutaient mutuellement et apprenaient les uns des autres. Pour une organisation dont l’identité porte spécifiquement la mention « économique », il n’est pas facile, mais il est indispensable, de mettre fin à l’hégémonie de l’économie dans la définition de l’action publique en s’ouvrant à d’autres disciplines telles que la biologie, la psychologie, la sociologie, la philosophie et l’histoire. Les sociétés et les économies ne sont pas des entités statiques et prévisibles, mais des systèmes évolutionnistes marqués par des points de rupture et des évolutions qu’il est nécessaire de mieux cerner.

À l’OCDE, nous sommes conscients du potentiel que recèle la nouvelle pensée économique, qui s’inspire de la théorie de la complexité et de l’économie évolutionniste et comportementale. Des innovations technologiques aussi bien qu’analytiques sont en train de révolutionner les sciences physiques, les sciences biologiques et les sciences sociales, en mettant à bas les barrières entre les disciplines et en favorisant des approches nouvelles et intégrées permettant d’aborder des défis urgents et complexes. La puissance croissante des ordinateurs ouvre de nouvelles perspectives d’intégration des modèles systémiques, de la modélisation multi-agents et de l’analyse de réseau. Ce n’est qu’en utilisant correctement ces nouvelles approches que nous pourrons nous efforcer de créer des modèles sociaux et économiques propres à donner une représentation plus exacte du monde qui nous entoure. De tels instruments nous permettront également de nous écarter des représentations moyennes, ou de nous intéresser non pas uniquement aux flux dans l’économie, mais aussi aux stocks (inégalités de revenu vs. inégalités de patrimoine).

Et de fait, la science économique commence à se nourrir d’autres disciplines. Par exemple, des attentes peuvent être admirablement rationnelles du point de vue des modèles traditionnels, mais en combinant les apports de la psychologie à ceux de l’économie, on parvient à définir des politiques publiques fondées sur la manière dont les individus « réels » se comportent effectivement, et non sur des hypothèses restreintes concernant la manière dont un citoyen moyen imaginaire devrait se comporter. En adoptant une approche fondée sur la résolution de problèmes, il nous est possible de concevoir des politiques publiques pour influencer les citoyens et les inciter en douceur à aller dans la bonne direction dans des domaines comme la politique à l’égard des consommateurs, la réglementation ou encore la protection de l’environnement.

L’OCDE est partie prenante de cette révolution, et nous sommes déjà en train de transformer notre manière de penser l’action publique et nos modes d’action. Dans le cadre de notre initiative relative à de Nouvelles approches face aux défis économiques (NAEC), nous examinons attentivement nos grilles d’analyse, nos données et les conseils sur les politiques à suivre que nous dispensons.

Dans cette série, on pourra lire dans de nombreux articles que l’économie est un système complexe adaptatif. La société est elle aussi un système complexe. Elle est le fruit de l’interaction et de la dépendance mutuelle entre des individus, et dépend du comportement naturel qui est spontanément le leur. Depuis l’apparition des sociétés de chasseurs-cueilleurs, les inégalités menacent de saper et d’affaiblir le tissu social. Si nous voulons, à terme, surmonter les effets pernicieux de ces inégalités, nous devons nous intéresser aux interactions entre nos systèmes sociaux et nos systèmes économiques, qui ont chacun leur propre logique, et concevoir des politiques propres à étayer la croissance de nos économies. Toutefois, la croissance n’est pas une fin en soi. Il faut aussi qu’elle soit inclusive pour garantir la prospérité de tous les segments de nos sociétés.

La pensée systémique peut nous aider à lutter contre les inégalités et à élaborer un agenda en faveur de la croissance inclusive. À mesure que nous démêlons l’écheveau des interconnexions entre les différentes sphères de l’action publique, nous commençons à comprendre le jeu des interactions entre le système économique et les autres systèmes, et à saisir ses points de confluence avec l’histoire, la politique et les ambitions de nos pays. Notre mission consiste à faire bon usage de ces nouvelles connaissances, pour faire en sorte que l’économie fonctionne de manière plus satisfaisante au service de tous.

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L’élaboration des politiques publiques à l’ère de la complexité : un nouveau rôle pour la science ?

par Vladimir Šucha, Directeur général, Commission européenne, Centre commun de recherche

La récente crise financière a eu l’effet d’un électrochoc sur les scientifiques et les décideurs. Elle a révélé des liens jusque-là inconnus entre les grandeurs économiques, mais aussi entre diverses composantes de notre univers moderne à l’heure de la mondialisation. Elle a, de plus, mis en évidence les limites de certaines approches de la science économique et des sciences sociales, qui sont apparues comme inadaptées à ce monde nouveau.

Surtout, la crise a montré que l’économie est une mécanique très complexe, dynamique et évolutive, parfois capable de produire des résultats imprévisibles (et souvent indésirables). Enfin, elle a fait ressortir la nécessité de mieux appréhender cette complexité dans la science qui sous-tend l’analyse des politiques et le processus d’élaboration des politiques proprement dit.

La question se pose alors de savoir, huit ans après le déclenchement de la crise, si les scientifiques et les décideurs sont sortis de leur zone de confort. Ont-ils adopté de nouveaux modes de pensée ? Qu’en est-il dans la pratique ? Comment faire en sorte que ces nouveaux schémas se traduisent par de meilleures politiques et, au final, soutiennent des sociétés plus justes et plus résilientes ?

Le Centre commun de recherche, qui est le service science et savoir de la Commission européenne, a vocation, comme l’OCDE, à rapprocher les scientifiques et les décideurs publics. Notre expérience nous porte à croire qu’un bon bout de chemin a été parcouru, mais il reste beaucoup à faire pour que la science apporte sa pleine contribution à la gestion de la complexité qui vient d’être évoquée.

La science de la complexité existe certes depuis déjà plusieurs décennies. C’est l’étude scientifique des systèmes complexes, dans lesquels de nombreux éléments interagissent les uns avec les autres pour produire une dynamique mondiale qui ne pourrait pas être facilement prédite au moyen de modèles simples, fondés sur l’interaction ordinaire des différents éléments constitutifs de ces systèmes. Étant donné que de tels systèmes peuvent être présents dans de nombreux domaines de la vie, la science de la complexité intervient dans différents domaines, comme la biologie, les sciences sociales, l’informatique, les transports, l’énergie et la protection des infrastructures critiques.

La science de la complexité a connu un développement rapide ces dernières décennies. Des concepts comme la non-linéarité, l’auto-adaptation, l’émergence, la dynamique du chaos et les équilibres multiples sont aujourd’hui bien établis. Des outils précieux ont été mis au point, comme l’analyse de sensibilité, la modélisation et la prospective par scénarios, la science des réseaux et la modélisation des systèmes dynamiques, qui permettent d’appliquer ces concepts de façon judicieuse.

Les économistes ont adhéré à ces concepts et outils assez tardivement, mais depuis la crise, ils s’y intéressent davantage, notamment pour les appliquer aux marchés financiers.

Le Centre commun de recherche évolue dans le même sens. Nos chercheurs, par exemple, utilisent la science des réseaux pour évaluer les liens pouvant exister entre le secteur bancaire et les autres investisseurs institutionnels, et déterminer comment les chocs pourraient se propager à l’intérieur du système.

Nous avons toutefois l’impression que l’économie de la complexité, malgré le vif intérêt qu’elle suscite depuis quelques années, n’occupe pas une place suffisamment importante dans la science économique. Elle ne devrait pas être l’apanage de quelques originaux.

Nous avons aussi le sentiment qu’elle n’est pas suffisamment mise à contribution dans l’élaboration des politiques, peut-être parce qu’elle demeure plutôt abstraite. Souvent, l’économie de la complexité peut nous aider à comprendre les caractéristiques théoriques ou les fondements d’un phénomène mais elle reste difficile à utiliser pour résoudre des problèmes concrets, soit parce que ses modèles ne sont pas suffisamment détaillés, soit parce que les données utilisées ne sont pas adaptées au problème à l’étude.

De nombreuses nouvelles sources de données sont bien sûr disponibles. La tâche consiste à élaborer des paradigmes novateurs pour leur collecte et de nouvelles méthodes pour leur analyse, étant donné que d’importants volumes de données peuvent souvent obscurcir plutôt qu’éclairer une problématique si l’on ne dispose pas des techniques appropriées pour les interpréter.

C’est pourquoi les scientifiques doivent concevoir de nouvelles approches pour recueillir et organiser les données, par exemple pour le traitement des données massives, ou l’exploration de textes. Il leur faut également explorer des modèles et outils d’analyse de données dans le contexte de l’action publique, notamment des indicateurs, des visualisations innovantes et des méthodes d’évaluation d’impact.

Bonne nouvelle, cependant, les décideurs commencent à s’ouvrir, dans une certaine mesure du moins, à l’économie de la complexité. La plupart d’entre eux comprennent maintenant qu’il est essentiel de prêter attention aux liens qui existent entre les domaines d’action et les objectifs qui s’y rattachent, et d’améliorer les données concrètes sur le mouvement simultané des diverses cibles et des différents leviers.

Ils savent que l’impact d’une réglementation ne s’évalue pas uniquement à l’aune de ses résultats spécifiques dans un contexte donné mais qu’elle peut aussi produire des conséquences non intentionnelles (et indésirables) dans d’autres domaines, hors du contexte considéré. Il existe par conséquent une demande potentielle de recours plus importants à la science de la complexité pour comprendre ces imbrications plus étendues dans les systèmes complexes.

Il peut être toutefois difficile d’expliquer aux politiciens et aux décideurs des résultats qui sont contraires à l’intuition.

De même, si les scientifiques doivent faire prendre conscience aux décideurs de la complexité des systèmes auxquels ils ont affaire, il est important de ne pas exagérer. Si ces derniers ont l’impression que ces systèmes sont si complexes que personne ne peut les comprendre ou agir sur eux, ils se réfugieront dans l’inertie et le défaitisme.

Par ailleurs, il n’y a guère d’intérêt à miser sur la science de la complexité pour comprendre les liens à l’œuvre dans les systèmes si les décideurs ne sont pas prêts à rechercher des solutions intégrées en s’affranchissant des cloisonnements habituels pour travailler les uns avec les autres. Tous sont, en théorie, déterminés à évoluer en ce sens, mais cela ne se confirme pas dans la pratique. Le Centre commun de recherche de la Direction générale considère que son rôle consiste en partie à organiser des forums sur des problématiques complexes, où puissent se rencontrer les décideurs de différents domaines d’action et des scientifiques de différentes disciplines.

Il est également important d’associer les acteurs les plus directement concernés par le phénomène à l’étude. Le Centre commun de recherche expérimente actuellement de nouvelles formules pour associer directement les parties prenantes à la « co‐élaboration » des interventions des pouvoirs publics. Cette démarche s’inscrit elle aussi dans une optique pluridimensionnelle.

Enfin, il y a des choses à faire pour aider les décideurs et les politiciens à formuler des messages simples destinés à persuader le public du bien-fondé des solutions étayées par la science de la complexité.

Je ne vous ai livré ici que quelques réflexions très générales sur les raisons pour lesquelles le Centre commun de recherche se félicite de cette rencontre. Nous sommes vivement intéressés à élargir notre coopération avec l’OCDE et l’Institute for New Economic Thinking  sur le thème de la complexité et des politiques publiques. Nous pensons en effet qu’une coopération plus étroite est de nature à renforcer encore la contribution de la science à la formulation des politiques dans notre monde toujours plus complexe.

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Fourmis, algorithmes et complexité sans supervision

par Deborah M. Gordon, Département de biologie, Université de Stanford

Les systèmes sans contrôle central sont ubiquistes par nature. Les activités du cerveau, telles que la pensée, la mémoire ou la parole, sont le fruit d’innombrables interactions électriques entre nos cellules. Rien, dans le cerveau, ne donne l’ordre au reste de penser ou de se souvenir. J’étudie les fourmis car je m’intéresse à la façon dont des résultats collectifs peuvent émerger d’interactions entre les individus, et dont un comportement collectif peut s’ajuster à des modifications de l’environnement.

Il existe plus de 14 000 espèces de fourmis. Toutes vivent en colonies composées d’une ou de plusieurs femelles reproductrices et de nombreuses travailleuses stériles, celles que nous apercevons de temps à autre autour de nous. Les femelles reproductrices, bien qu’elles soient appelées « reines », n’ont ni pouvoir, ni autorité politique. Aucune fourmi ne dicte sa conduite, ni ne donne des consignes à une autre. Les colonies de fourmis réussissent à collecter de la nourriture, construire et entretenir leur nid, élever leur couvain et gérer la présence des colonies voisines – sans le moindre plan.

Le comportement collectif d’une colonie est le fruit d’un réseau dynamique d’interactions simples entre ses membres. Les fourmis de la plupart des espèces peuvent à peine voir. Elles s’en remettent principalement à leur odorat, grâce à des récepteurs olfactifs situés sur leurs antennes. Quand une fourmi se déplace, ses antennes frôlent certaines de ses congénères ou perçoivent la trace fugace d’un composé chimique volatile récemment laissée par l’une d’elles. Ces contacts lui indiquent si la congénère rencontrée vit dans le même nid et, parfois, la tâche que celle-ci est en train d’accomplir. C’est en fonction de ces récents échanges chimiques que la fourmi adopte un comportement. Dans l’agrégat, l’ensemble de ces interactions simples crée un réseau en mutation permanente qui régule le comportement de la colonie tout entière.

Le processus qui génère des interactions simples à partir d’un comportement collectif est ce que les informaticiens appellent un algorithme distribué. Aucune unité, qu’il s’agisse d’une fourmi ou du routeur d’un réseau de données, ne sait ce que font les autres unités, ni ne leur dit quoi faire. Mais les interactions entre unités et les connections locales s’ajoutent jusqu’à produire le résultat voulu.

Les processus distribués qui régulent le comportement collectif des fourmis sont adaptés aux conditions environnementales. Par exemple, les fourmis moissonneuses qui vivent dans le désert sont confrontées à un coût d’exploitation très élevé. Leur comportement est donc régulé par une boucle rétroactive qui limite leur activité sauf quand elle est nécessaire. Pour obtenir de l’eau – une substance que les fourmis produisent en métabolisant les graisses des graines dont elles se nourrissent – la colonie doit consommer de l’eau, puisque chaque fourmi moissonneuse qui s’aventure sous le soleil du désert pour rechercher de la nourriture perd de l’eau. La colonie maintient l’équilibre grâce à une forme simple de retour d’information : une ouvrière ne quitte le nid que si elle rencontre suffisamment d’autres ouvrières de retour avec des graines, ce qui fait sens puisque chaque ouvrière explore jusqu’à ce qu’elle ait trouvé de la nourriture. De ce fait, plus il y a de nourriture, plus vite une fourmi peut la localiser, rentrer au nid et inciter d’autres congénères à partir à leur tour. Mais quand la nourriture se raréfie, l’activité des moissonneuses ralentit. L’étude à long terme d’une population de colonies a montré que les colonies qui préservent l’eau dans des conditions de sécheresse en maintenant leurs membres à l’intérieur du nid réussissent mieux à essaimer et produire d’autres colonies.

Au contraire, les fourmis du genre Cephalotes qui vivent dans les arbres d’une forêt tropicale du Mexique régulent leur comportement de manière très différente, en créant un système d’« autoroutes » entre les nids et les sources de nourriture. Dans la forêt tropicale, les coûts d’exploitation sont faibles mais la concurrence avec les autres espèces est rude. Les fourmis y interagissent en produisant des phéromones qui forment des pistes chimiques partout où elles passent. Comme une fourmi a tendance à en suivre une autre, cette interaction simple maintient le flux des fourmis, sauf quand une rencontre avec une autre espèce vient l’interrompre. Ainsi, dans une telle situation à bas coûts d’exploitation, les interactions créent les conditions d’une activité permanente par défaut, jusqu’à ce qu’une boucle de rétroaction négative vienne l’interrompre. C’est donc l’inverse du système que l’on observe dans le désert, où les fourmis attendent une boucle de rétroaction positive pour démarrer leur activité.

Qu’apprendre de la société humaine grâce aux fourmis ? Tout au long de l’histoire, les fourmis ont symbolisé l’obéissance et l’application. Dans la mythologie grecque, Zeus métamorphose les fourmis de Thessalie en hommes pour créer une armée de soldats, les célèbres Myrmidons (de myrmex – μυ´ρμηξ – qui signifie « fourmi »), prêts à mourir pour Achille. Dans la Bible (Proverbes 4:4), il nous est dit d’aller vers la fourmi, qui récolte les graines en été afin de faire des provisions pour l’hiver. Mais les fourmis n’agissent pas par obéissance, et ne sont pas spécialement appliquées. De fait, beaucoup d’entre elles passent leur temps dans le nid à ne rien faire.

Les fourmis sont évidemment très différentes des êtres humains. Le pouvoir et l’identité, centraux dans nos comportements sociaux, sont absents de leur monde, et elles n’entretiennent pas de relations avec leurs congénères en tant qu’individus. Quand une fourmi décode ses récentes interactions avec d’autres, il lui importe peu d’avoir rencontré la fourmi 522 ou la fourmi 677 et, plus fondamental encore, son comportement ne résulte pas d’une évaluation de ce qui doit être fait.

Cependant, notre étude des fourmis pourrait nous aider à mieux comprendre le comportement des très grands réseaux dynamiques, en nous incitant à nous concentrer sur les profils ou les structures des interactions plutôt que sur leur contenu puisque, contrairement à nous qui nous soucions de ce que disent les messages qui nous sont adressés, les fourmis ne se préoccupent que de leur fréquence. Il est clair que de nombreux processus sociaux humains opèrent sans contrôle central. Par exemple, nous observons partout autour de nous les effets du changement climatique causés par divers mécanismes sociaux fondés sur l’exploitation des combustibles fossiles. Aucune autorité centrale n’a décidé de rejeter du carbone dans l’atmosphère, pourtant les niveaux actuels de CO2 résultent de l’activité humaine. L’autre exemple évident est l’internet, ce gigantesque réseau dynamique d’interactions locales se manifestant sous la forme de messages électroniques et de consultations de sites web. Le rôle des médias sociaux pendant la récente campagne présidentielle américaine témoigne de la façon dont l’écart entre différents réseaux peut produire des visions complètement disparates de la situation et de ses causes.

Ce qui pourrait nous éclairer le plus serait sans doute d’étudier comment la dynamique des algorithmes distribués s’adapte aux transformations environnementales. Les correspondances entre la régulation d’un comportement collectif et l’évolution des conditions qui entourent cette régulation pourraient nous renseigner sur les systèmes sociaux humains, voire inspirer notre réflexion concernant l’action publique. Pour des fourmis ou des neurones, le réseau n’a pas de contenu. L’examen des systèmes naturels peut nous montrer comment le rythme des interactions locales configure le comportement et le développement des grands groupes, et comment de telles boucles de rétroaction évoluent en réaction au changement de notre monde.

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Faire face aux problèmes complexes

par Julia Stockdale-Otárola,

Direction des relations extérieures et de la communication de l’OCDE

Savoir qu’il existe une seule solution, claire et nette, à chaque problème est certainement une idée réconfortante. Il suffirait alors de lever la main comme à l’école pour répondre à des questions de plus en plus difficiles en ayant toujours l’espoir de ne pas se tromper. Or, il arrive que la question elle-même soit ambiguë et la liste des solutions possibles illimitée.

C’est le cas des problèmes complexes.

Difficiles à définir, inextricablement liés aux grands enjeux de société et faisant intervenir de multiples acteurs, ces problèmes par nature dynamiques, peu structurés et persistants reflètent la complexité du monde dans lequel nous vivons. Prenons par exemple le changement climatique, l’immigration, la pauvreté, la nutrition, l’éducation ou le sans-abrisme. Chacun de ces problèmes a des origines multiples et des effets dans différents domaines et à différents niveaux. Pour compliquer encore les choses, toute intervention pour y remédier peut déclencher une série de nouvelles conséquences non intentionnelles. Cela fait beaucoup d’éléments à maîtriser.

Tous ces facteurs font qu’il est difficile de se mettre d’accord sur le point de savoir en quoi consiste vraiment le problème, quelles sont ses causes, qui est responsable et comment y répondre au mieux. Sans même parler de l’ampleur des enjeux. Un problème à première vue local ou régional comme celui du transport public peut avoir des implications à l’échelle de systèmes tout entiers.

Si les questions sont difficiles à appréhender, que dire alors des décisions à prendre ? Jusqu’à présent, le fait est que les approches conventionnelles ne nous ont pas beaucoup aidés. Pis, face à des problèmes extrêmement complexes, on a souvent l’impression que les solutions ne font qu’empirer la situation.

Les complexités en jeu nous obligent à repenser la façon dont nous nous y prenons pour résoudre les problèmes. Au lieu d’essayer de trouver des solutions définitives, nous devons admettre que, de manière générale, nous pouvons au mieux « gérer » certains grands problèmes, mais pas les résoudre, du moins pas dans un sens statique. Cela ne signifie pas que l’on ne peut pas améliorer la situation. Ni même, pour certains, trouver des « solutions ». Tout dépend de la façon dont le problème est posé. Le plus important, au fond, c’est de faire preuve de plus de souplesse. Notre action doit pouvoir s’adapter et évoluer en même temps que la situation. De même, nous devons éviter de trop nous attacher à nos solutions, car celles-ci doivent être aussi dynamiques que le sont les problèmes.

D’abord, nous devons envisager les problèmes de manière plus globale. Des approches nouvelles de plus en plus nombreuses sont en train de voir le jour dans différents domaines et nous offrent des solutions. Les sciences de la complexité sont par nature adaptatives puisqu’elles s’intéressent aux interactions entre les systèmes. Jusqu’ici, elles se sont avérées utiles, par exemple, pour améliorer la gestion et la sécurité du trafic : les nouvelles techniques d’analyse permettent d’anticiper les risques et les embouteillages afin d’optimiser la gestion des flux. Les expérimentations, lorsqu’on en a les moyens, sont également intéressantes dans les situations complexes, car elles permettent un suivi continu et des ajustements. Quand bien même il n’existe pas de formule magique, ces approches peuvent aider à appréhender certains aspects des problèmes complexes.

Les pouvoirs publics ont déjà commencé à utiliser certaines de ces stratégies adaptatives. À Singapour, par exemple, les autorités ont adopté une approche matricielle pour aider les administrations à mieux communiquer entre elles et à travailler de façon horizontale, de nouveaux services ont été créés pour s’occuper des questions les plus épineuses et un outil informatique a été mis en place pour atténuer les risques systémiques. Même si l’île est avantagée par sa taille, qui facilite la mise en œuvre de nouvelles approches, ses expériences peuvent apporter un éclairage utile sur les meilleures pratiques.

L’OCDE s’est elle aussi intéressée à la complexité que peuvent revêtir certains enjeux des politiques publiques. Lors d’un atelier organisé en 2009 sur le thème de l’action publique et des questions sociétales, Sandra Batie et David Schweikhardt, de l’Université d’État du Michigan, ont ainsi expliqué, à propos de la libéralisation des échanges, que le rôle des parties prenantes était dans ce cas caractéristique d’un problème complexe, puisque différents groupes d’individus peuvent avoir des avis différents sur la nature du problème en question et sur ses causes. Certains diront que le but est d’avoir une économie aussi ouverte que possible, tandis que d’autres insisteront davantage sur la souveraineté nationale ou la protection des producteurs locaux.

Contrairement à un problème ordinaire dont la solution peut être guidée par des protocoles scientifiques, la réponse à la question de savoir s’il convient ou non de libéraliser davantage les échanges dépend de l’opinion et des valeurs de celui qui répond. Dans ce débat, beaucoup ne sont pas convaincus par les arguments justifiant la libéralisation des échanges sur la base de la théorie néoclassique. Batie et Schweikhardt ont fait valoir que le rôle de la science, y compris la science économique, n’est pas de limiter l’éventail des options afin qu’il n’en reste plus qu’une (en l’occurrence, la libéralisation des échanges), mais plutôt de multiplier les solutions proposées pour traiter la ou les questions considérée(s) et de mettre en lumière leurs conséquences respectives, notamment en termes de redistribution.

Les problèmes complexes nous rappellent qu’il n’est pas toujours facile, ou même possible, de « ne pas se tromper ». Il n’existe pas toujours une solution qui puisse être appliquée une fois pour toutes. Mais cela ne fait rien. Il faut juste arrêter de penser que l’on peut trouver des solutions optimales et apprendre à chercher des solutions évolutives.

Liens utiles

L’article original publié sur le site OECD Insights, accompagné de liens et d’informations complémentaires, se trouve ici : http://wp.me/p2v6oD-2DR.

La série complète d’articles peut être consultée à cette adresse : http://oecdinsights.org/?s=NAEC+complexity.

Sortir de la complexité, une troisième voie ?

par Bill Below, Direction de la gouvernance publique et du développement territorial de l’OCDE

Selon une citation célèbre faussement attribuée à l’essayiste américain H.L. Mencken : « Il existe pour chaque problème complexe une solution qui est simple, claire et fausse ». Il est vrai que l’aptitude à la simplification est l’un des points forts de l’être humain. En tant qu’espèce, on aurait pu tout aussi bien nous appeler « homo redactor » – après tout, penser, c’est trouver des moyens d’organiser la complexité, la réduire à des options concrètes ou en tirer des choses sensées. Les économistes qui étudient les comportements savent que nous utilisons une multitude de raccourcis pour traduire des situations complexes en informations directement utilisables. Ces opérations mentales, qu’on appelle aussi heuristique, nous permettent de prendre des décisions à la volée en apportant des réponses rapides à des questions telles que « Dois-je vous faire confiance ? », ou « Vaut-il mieux encaisser ses gains maintenant ou attendre pour gagner plus ? » Sont-elles fiables ? Pas toujours. Quelques précautions ne peuvent pas faire de mal lorsqu’on écoute son instinct, et l’intérêt de l’heuristique est en partie de nous faire prendre conscience des limites de son efficacité et des angles morts qu’elle peut créer. En réalité, que nous les imaginions nous-mêmes ou qu’elles nous soient fournies par des experts, ce ne sont pas les solutions qui manquentface aux problèmes. Ni les plans d’action et les mesures qu’elles sont capables d’inspirer. Non, la vraie question n’est pas tant de savoir comment trouver des réponses – nous n’avons pas trop de souci à nous faire, semble-t-il, de ce côté-là – mais plutôt comment trouver les bonnes réponses, notamment face à une implacable complexité.

Il existe une nomenclature des niveaux de complexité ainsi que des bons et des mauvais moyens d’aborder les problèmes à chaque stade. Elle est présentée dans la nouvelle publication de l’OCDE From Transactional to Strategic : Systems Approaches to Public Challenges (OCDE, 2017), une enquête sur la pensée systémique stratégique dans le secteur public. Mis au point par IBM dans les années 2000, le cadre Cynefin définit quatre niveaux de complexité systémique : simple, compliqué, complexe et chaotique. Au premier niveau, les problèmes sont simples et les réponses également. Ensuite, les choses sont moins évidentes. Si nous employons généralement les adjectifs « compliqué » et « complexe » de façon interchangeable dans la conversation, le cadre Cynefin, lui, opère une distinction. Les systèmes/problèmes compliqués ont au moins une solution et se caractérisent par des relations de causalité (pas toujours faciles à cerner au départ), tandis que les systèmes complexes évoluent en permanence. Dans les systèmes compliqués, nous savons ce que nous ne savons pas (méconnaissances connues) et nous nous servons de nos connaissances pour combler les lacunes. Dans les systèmes complexes, nous ne savons pas ce que nous nesavons pas (méconnaissances inconnues) et les relations de cause à effet peuvent seulement se déduire après coup. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas comprendre ou même maîtriser en partie un système complexe, mais il faut pour cela des méthodes adaptées. Une erreur courante consiste à prendre la complexité pour une simple complication : on croit alors qu’il sera facile de trouver une solution et on se trompe dans le choix des outils.

Malheureusement, les structures organisationnelles, de manière générale, ne correspondent pas à celles des problèmes. Les institutions ont des domaines de compétence spécifiques qui peuvent être assez limités et elles agissent souvent sans voir autour d’elles ce que font ou préparent d’autres institutions. Chacune a sa spécialité et n’est guère incitée à rechercher des solutions transversales durables pour résoudre des problèmes complexes.

Voilà comment des structures institutionnelles centralisées et rigides secrètent leur propre résistance aux approches globales communes que réclament les problèmes complexes et la pensée systémique. Voilà pourquoi aussi il faudrait peut-être se doter de structures capables de s’adapter de manière efficace à de nouvelles missions, ce qui serait possible, par exemple, avec un noyau stable de fonctionnaires placés sous la direction d’administrateurs nommés par le pouvoir politique. Par ailleurs, la présence de responsables élus ou nommés à la tête d’institutions publiques clairement définies serait une façon de montrer que l’on tient compte de la volonté du peuple. Les résistances structurelles peuvent également découler des cycles politiques, car l’alternance dissuade les candidats de s’engager dans des arbitrages intertemporels ou de porter des projets aux échéances complexes. Dans le monde des petites phrases, de la désinformation et de la politique de la terre brûlée, une approche systémique raisonnée, méthodique et ouverte pourrait être un objectif politique assez large et qui n’évolue pas trop vite.

Tel est le défi que posent les problèmes complexes : il faut les aborder avec les moyens institutionnels appropriés et à la bonne échelle. Oublions les programmes révolutionnaires et les oppositions radicales systématiques ; ces dérèglements céderont la place à des progrès continus à mesure que le système complexe évoluera de lui-même. C’est une sorte de troisième voie qui évite la polarisation et favorise la collaboration, qui mêle les principes du marché et ce que l’on pourrait qualifier « d’accompagnement étatique » plutôt que d’intervention venue du sommet.

La lutte contre le réchauffement de la planète, la prise en charge des personnes âgées, les services de protection de l’enfance et la gestion des transports sont autant d’exemples de systèmes et de problèmes complexes. Les systèmes complexes sont difficiles à définir au départ et leur étendue est sans limites. Il faut procéder graduellement pour les modifier, composante par composante, sous-système par sous-système, en tirant les leçons de multiples circuits de remontée de l’information, en mesurant ce qui permet d’avancer et en évaluant le chemin parcouru par rapport aux objectifs visés.

La théorie générale des systèmes, qui s’intéresse aux caractéristiques des systèmes eux-mêmes, est apparue à une époque où les progrès de la technique étaient tellement spectaculaires qu’aucune des disciplines de l’ingénierie ne pouvait plus maîtriser à elle seule l’incroyable somme de connaissances et de compétences requise par l’intégration naissante des systèmes. Ce savoir-faire nous a donné des objets complexes aussi redoutables que le missile balistique intercontinental et aussi exaltants que le vol spatial habité. Aujourd’hui, cependant, le monde semble être fatigué de la complexité, comme en témoignent l’envie de réponses simples et d’un monde sans interdépendances, avec les bons d’un côté, les méchants de l’autre, et des individus qui n’ont pas peur de vous “dire les choses comme elles sont”, un monde dans lequel on trace des lignes, on construit des murs et on ferme les frontières. Retrouver un peu d’enthousiasme et de motivation dans la maîtrise de la complexité, n’est-ce pas là peut-être le premier des défis auxquels nous devrions nous attaquer ?

En attendant, nous devons trouver un moyen d’aborder les problèmes complexes sans nous enfermer dans nos limites institutionnelles mais en commençant à explorer les contours des problèmes eux-mêmes. Sinon, trop de décisions importantes seront prises à partir de solutions simples, claires et fausses.

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