11. Point de vue : Ce n’est pas tant l’apport de financements au niveau local qui est risqué, mais plutôt l’absence de tels financements

Degan Ali
Directeur exécutif
Adeso

De nombreux mythes sur l’aide extérieure persistent en Amérique du Nord et en Europe, les deux continents qui dominent les structures de financement de l’aide humanitaire internationale et du développement. Le fait qu’il serait trop risqué de travailler avec des organisations de la société civile (OSC) locales est un mythe particulièrement tenace. La qualification « à risque » est attribuée à ces groupes locaux du fait de leur impossibilité à satisfaire aux exigences des donneurs (intégrées dans des systèmes de conformité complexes) et de leurs capacités jugées insuffisantes (Barbelet et al., 2021[1]).

Or, d’après moi, notre perception du risque et du manque de capacités est complètement faussée. Ce n’est pas tant le fait de financer des OSC locales qui est risqué – celles-ci ont bel et bien des capacités –, mais plutôt le fait de ne pas les financer.

Pourquoi ?

Quand nous n’apportons pas de financements au niveau local, nous échouons à soutenir les communautés sur lesquelles nous comptons pour accomplir le travail indispensable sur le terrain. Les organisations locales sont les intervenants de première ligne les plus efficaces en situation de crise, et les plus redevables à l’égard de leurs communautés. À maintes et maintes reprises, dans les contextes les plus dangereux et les plus complexes au monde, dans des pays comme l’Afghanistan, la Somalie, la République arabe syrienne, l’Ukraine et le Yémen, on constate que ce sont les organisations locales qui effectuent le gros du travail face à la crise, et qui risquent leur vie pour le faire.

Les OSC locales détiennent le savoir local, ont développé des réseaux de contacts et disposent de la capacité d’accéder aux zones les plus reculées d’un pays. Compte tenu de ce rôle fondamental, il n’est plus acceptable que la communauté de l’aide humanitaire et du développement continue de reléguer ces groupes locaux au rang de simples partenaires de mise en œuvre. Nous savons tous qu’au moment où les financements parviennent aux organisations locales, non seulement ils s’accompagnent de lourdes restrictions, mais ils sont en outre réduits à la portion congrue. Nous devons mettre fin aux cycles de financement courts, limités à l’exécution des programmes, qui autorisent peu (ou pas) de coûts indirects (Boyes-Watson et Bortcosh, 2021[2]). Ces cycles ont pour effet de perpétuer l’insécurité financière des organisations locales et de les maintenir dans une situation de privation d’autonomie, leur laissant une marge de manœuvre quasi inexistante pour assurer leur croissance et leur viabilité.

Nous savons tous qu’au moment où les financements parviennent aux organisations locales, non seulement ils s’accompagnent de lourdes restrictions, mais ils sont en outre réduits à la portion congrue.  
        

Je me demande aussi si les systèmes de conformité complexes mis en place par les pays donneurs remplissent bien leur fonction première, à savoir veiller à ce que leurs financements servent effectivement à sauver des vies et à extraire des communautés de la pauvreté. Ne contraignent-ils pas plutôt les organisations bénéficiaires à consacrer ces financements à la gestion de ces systèmes de conformité au lieu de servir directement les communautés dans le besoin ? Par leur lourdeur, leur inefficacité et leur coût, ces systèmes désavantagent les organisations locales dans leur course aux financements.

En 2016, les engagements pris par les pays donneurs au titre du Grand compromis (Grand Bargain)1 promettaient d'attribuer 25 % des financements humanitaires aux acteurs locaux d’ici à 2020. Or, aujourd’hui, seulement 3.1 % de ces financements sont octroyés directement à des OSC locales (Development Initiatives, 2021[3]). Cette situation est inacceptable. Pour que ces engagements se concrétisent, nous devons nous attaquer au système actuel, qui prive les populations locales de tout pouvoir d’agir. Les ressources locales exploitables et accessibles qui sont celles des communautés mêmes ciblées par l’aide ne suscitent que peu d’attention, voire aucune. Le risque réside dans la non-prise en compte persistante des réalités socio-économiques locales. Ainsi, lorsque les donneurs affirment que les communautés locales ne possèdent pas les capacités nécessaires de mise en œuvre, ce n’est que partiellement vrai. Ce dont manquent les organisations locales, c’est de la capacité de mettre en œuvre ce qui ne fonctionne pas pour elles ! Le système mondial de l’aide est réfractaire à la réalité indéniable selon laquelle les organisations locales sont les mieux à même de faire concorder les objectifs de l’aide avec les aspirations fondamentales des populations locales : en effet, ce sont elles qui connaissent le mieux les sensibilités locales, et elles conçoivent des solutions sur mesure en fonction du contexte historique local. La transformation qui en résulte au sein de la communauté a beau être phénoménale, seuls quelques rares fournisseurs de coopération pour le développement sont disposés à opérer un transfert de pouvoir et à prendre les mesures que nous savons être efficaces. Ils s'accrochent honteusement aux commandes.

Des mesures concrètes peuvent être prises pour redéfinir les risques et renforcer les capacités des organisations locales :

  • Remettre en question les modèles de financement existants, traduire en actes les engagements visant à financer véritablement un plus grand nombre d’organisations locales et prendre des mesures résolues pour atteindre l’objectif de 25 % fixé au titre du Grand compromis.

  • Veiller à ce que toutes les organisations des Nations Unies et toutes les organisations non gouvernementales internationales adhèrent aux principes du Pacte pour le changement (Pledge for Change)2.

  • Apporter un soutien aux nouvelles infrastructures de financement dirigées par la société civile locale au lieu d’investir dans les fonds de financement communs des Nations Unies pour des pays spécifiques, qui n’ont pas été mis sur pied ni conçus pour renforcer les capacités des organisations locales.

Les bailleurs de fonds peuvent également choisir de placer leurs financements sous le signe du courage et de la confiance (en augmentant leur « appétence pour le risque »), en prenant des engagements importants, flexibles et pluriannuels envers des organisations locales et autochtones à l’appui de partenariats équitables. Ils peuvent repenser le dispositif de conformité existant, qui est à la fois coûteux et inéquitable. Ils peuvent aussi aider à rééquilibrer les rapports de force à l’échelle mondiale en soutenant le Pacte pour le changement, qui s’appuie sur des engagements antérieurs tels que la Charte pour le changement (Charter for Change)3 et le Grand compromis. Plus précisément, les signataires du Pacte pour le changement s’engagent non seulement à ce que les organisations nationales et locales prennent les commandes de l’action à mener, les organisations non gouvernementales internationales jouant davantage un rôle d’appui, mais aussi à financer les organisations nationales et locales afin qu’elles soient en mesure d’assumer cette responsabilité. Parmi les signataires du Pacte figurent CARE International, Oxfam, Plan International, Save the Children International, Christian Aid, ActionAid et l’International Rescue Committee.

En conclusion, pour réduire les risques au minimum, nous devons apporter des financements selon une approche plus locale. Pour tenir cet engagement, ceux qui détiennent les cordons de la bourse doivent veiller à ce que les financements (y compris ceux envisagés dans le but d’atteindre l’objectif de 25 % visé par le Grand compromis) ne soient pas simplement absorbés par les mêmes acteurs qu’auparavant. La réalisation de cet objectif requiert un transfert de pouvoir et l’octroi de ressources aux groupes et communautés autochtones locaux et exige que nous soyons redevables des engagements que nous prenons.

Références

[1] Barbelet, V. et al. (2021), Interroger la base de preuves sur la localisation humanitaire : Une étude de la littérature, Revue documentaire du HPG, ODI, Londres, https://cdn.odi.org/media/documents/FRENCH_Localisation_lit_review_web.pdf (consulté le 17 novembre 2022).

[2] Boyes-Watson, T. et S. Bortcosh (2021), Breaking the Starvation Cycle, Humentum, https://humentum.org/wp-content/uploads/2022/03/Humentum-ACR-Research-Report-Executive-Summary-FINAL.pdf.

[3] Development Initiatives (2021), Global Humanitarian Assistance Report 2021, Development Initiatives, Bristol, https://www.devinit.org/documents/1008/Global-Humanitarian-Assistance-Report-2021.pdf.

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