Éditorial

L’apprentissage est devenu numérique au début de 2020 lorsque les pays ont fermé les établissements scolaires pour faire face à la pandémie de COVID-19. Au cours de l’année qui a suivi, les enseignants, les élèves et les responsables scolaires ont dû suivre des cours accélérés pour apprendre à utiliser les technologies numériques. De multiples problèmes ont alors émergé : de la fatigue générée par l’utilisation des écrans d’ordinateur au stress lié à la nouveauté des outils, en passant par le manque d’équipement approprié ou impréparation à apprendre par soi-même. La réalité a forcé les systèmes d’éducation à saisir la balle au bond et à rapidement progresser vers un enseignement intelligent, cheminement qui aurait été autrement bien plus long.

On ne peut, cependant, assimiler l’enseignement à distance à l’enseignement intelligent. L’enseignement à distance a plutôt été un pis-aller qui a permis de maintenir l'apprentissage à flot et de conserver les pratiques éducatives existantes plutôt que de réellement les transformer. En d’autres mots, l’enseignement à distance a rarement été du même niveau que l’enseignement en présentiel. Et une fois encore, ce sont les élèves qui n’étaient pas prêts, d’un point de vue mental ou technologique, qui ont pâti des cours en ligne.

Deux ans avant la pandémie, l'enquête TALIS de l'OCDE a révélé que seule la moitié des enseignants invitait les élèves à utiliser souvent la technologie pour des projets ou des travaux en classe. Mais la nécessité est mère de l’invention et, en l’absence de cours en présentiel, les enseignants ont pris le train du numérique en marche.

C’est au tour des établissements scolaires de sauter aujourd’hui dans ce train en marche. Les possibilités de cours à distance « à tout moment et en tout lieu » ont été fortement appréciées. De plus en plus de professionnels de l’éducation sont prêts à bouger, est-ce le cas également pour les technologies ?

Elles sont bel et bien dans les « starting blocks ». Le rapport Perspectives de l'OCDE sur l'éducation numérique 2021 nous informe sur trois domaines technologiques qui sont déjà utilisés dans les systèmes éducatifs : l'intelligence artificielle (IA) ou l'apprentissage automatique, les robots et la blockchain.

Ce sont les logiciels et les robots sociaux alimentés par des flux constants de données qui risquent de bouleverser l’enseignement et l’apprentissage. Il ne s’agit pas uniquement de technologie mais d’une révolution pédagogique. Si nous étudions les mathématiques en utilisant un ordinateur, celui-ci peut désormais analyser notre façon d'étudier et rendre notre expérience d'apprentissage beaucoup plus fine, adaptative et interactive. Grâce à des capteurs et à des systèmes de gestion de l’apprentissage, l’intelligence artificielle peut aider les enseignants à mieux comprendre comment chacun de leurs élèves apprend : ce qui les intéresse, ce qui les ennuie, les domaines où ils progressent ou ceux qui les bloquent. La pédagogie intelligente permet d’adapter l’apprentissage aux différents besoins des élèves et donne aux apprenants une plus grande maîtrise de ce qu’ils apprennent, de la manière dont ils apprennent, du lieu et du moment où ils apprennent.

L'IA peut aider les enseignants, en particulier ceux qui débutent, à mieux évaluer ce qu’il se passe dans la salle de classe et s’il faut ralentir ou accélérer le rythme, ou encore à poser une question surprise lorsqu’il y a une baisse d’attention. Les données provenant de l’analyse de l'apprentissage peuvent indiquer à un enseignant qui prépare son cours du lendemain quels élèves ont bien fait le devoir sur les dérivés de l'acide carboxylique et lesquels présentent des lacunes. Un robot peut prendre Gabriel et Ishita à part dans un coin de la classe et avoir une conversation de 10 minutes en espagnol avec eux pendant que le reste de la classe travaille sur les verbes d'action.

L’IA permet aussi d’améliorer les évaluations et les examens. On pense aux évaluations sous forme de simulations, aux évaluations pratiques dans des contextes professionnels ou encore aux algorithmes d'apprentissage automatique qui notent les dissertations. Au cours de la démocratisation de l’apprentissage, le monde de l’éducation a commis une erreur lourde de conséquences en dissociant l’apprentissage des évaluations. Les élèves devaient emmagasiner de nombreuses connaissances puis, parfois des années plus tard, étaient évalués sur de petites parties de cet apprentissage dans un court laps de temps. La technologie peut désormais combiner l'apprentissage et les évaluations, en s’appuyant sur des données et un retour d'information en temps réel pour aider les élèves à mieux apprendre, les enseignants à mieux enseigner et les systèmes éducatifs à devenir plus efficaces.

Cela étant dit, si l’on veut que la pédagogie intelligente prenne son envol, elle doit être conviviale et facile d’utilisation. Les données portant sur le degré de maîtrise d’Hanzou de la leçon sur les équations quadratiques ou le désintérêt d’Emilia envers l’histoire de l’aide sociale d’après-guerre ne présentent aucun intérêt si l’enseignant doit interrompre son cours pour consulter lesdites données. Les données doivent être intuitives. Les ministères de l'éducation peuvent encourager les développeurs à cocréer avec les enseignants et les élèves des outils numériques pertinents, abordables, interopérables et faciles à utiliser. La technologie ne sera vraisemblablement pas utile à l'apprentissage sans la participation du corps enseignant à la conception de ces outils.

Les élèves ayant des besoins spécifiques constituent un groupe d’élèves qui peut bénéficier tout particulièrement des outils éducatifs intelligents. Des logiciels intelligents ou des robots tuteurs peuvent s'adapter aux besoins d'apprentissage d'Hector ou au rythme de Farid. Ils permettent de détecter et de diagnostiquer des problèmes qui passent trop souvent inaperçus, surtout à l'école primaire. Ils permettent aussi de déterminer le contenu des cours afin de mieux répondre aux besoins de chaque élève.

Cette technologie alimentée par les données permet d’équilibrer les chances des uns et des autres dans la salle de classe et présente des applications qui vont au-delà des besoins des élèves présentant des difficultés spécifiques. Il est vraisemblable que les jeunes élèves ayant eu des difficultés scolaires pendant la pandémie vont devoir rattraper leur retard. Identifier les domaines dans lesquels ils ont besoin d'aide et ceux dans lesquels ils ont excellé est une tâche que les technologies éducatives personnalisées peuvent accompagner.

Parmi les trois domaines technologiques couverts dans ce rapport, la blockchain est le plus avancé, même si, jusqu'à présent, les applications ne concernent pas l'enseignement ou l'apprentissage. La blockchain semble prometteuse en tant que système d'accréditation fiable et convivial. À terme, ce système pourrait remplacer les vieux diplômes coûteux, et aider à défaire les monopoles institutionnels qui souvent les accompagnent. Les certificats authentifiés d'achèvement de programmes d'éducation et de formation en dehors des établissements universitaires traditionnels - comme la formation sur poste et les cours en ligne ouverts et massifs (MOOC) - sont un élément important qui nous fait progresser vers l'apprentissage tout au long de la vie. Si chacun d’entre nous, indépendamment de son poste actuel, peut se perfectionner et se recycler tout en ayant à portée de main des qualifications vérifiées par la blockchain, le changement d'emploi sera plus rapide et plus fluide, et beaucoup moins anxiogène.

Mais pour en revenir à l'enseignement et à l'apprentissage, une plus grande utilisation de la technologie ne se traduit pas automatiquement par de meilleurs résultats d'apprentissage. Et de fait, les résultats de la dernière évaluation PISA de l'OCDE ont révélé une relation négative entre l'intensité de l'utilisation des technologies en classe et les compétences en lecture numérique, en mathématiques et en sciences chez les élèves de 15 ans. Les élèves qui passaient plus de temps à publier leurs travaux sur le site web de leur établissement, à jouer à des simulations dans le cadre scolaire, à utiliser des applications et des sites web d'apprentissage ou à faire leurs devoirs sur un ordinateur de l’établissement avaient tendance à obtenir de moins bons résultats à l'évaluation.

Bien entendu, de nombreuses raisons peuvent expliquer le lien entre une utilisation accrue des technologies dans le cadre scolaire et de moins bonnes performances cognitives. Peut-être que les élèves les moins performants passent simplement plus de temps à faire leurs devoirs. Ou bien ils passent plus de temps sur l'ordinateur parce qu'ont les oriente vers des travaux numériques plus pratiques. Il se peut également que les outils numériques actuels contribuent à développer des connaissances et des compétences que les évaluations actuelles n’appréhendent pas facilement. Restons réalistes, nous ne devons pas écarter la possibilité que des outils d'apprentissage numériques de mauvaise qualité remplacent des activités pédagogiques profitables sans dispositifs numériques, ou se substituent à des activités que les enseignants savent simplement mieux réaliser dans le monde traditionnel. Les exigences qu'un apprentissage numérique efficace impose au fonctionnement autonome des élèves - leur capacité d'apprentissage indépendant ainsi que leur (auto)contrôle - sont souvent sous-estimées. Ne l’oublions pas. Les réflexions qui précèdent s’inspirent d’un élément factuel : la relation entre l'utilisation de la technologie et les résultats d'apprentissage varie très largement d'un pays à l’autre.

Il est évident que les robots, les didacticiels, et les analyses prédictives fonctionneront de manière efficace pour autant que le rôle des enseignants soit repensé. La technologie et l'IA ne tiennent pas de la magie, ce ne sont que des amplificateurs et des accélérateurs extraordinaires qui ajoutent de la vitesse et de la précision. L’IA amplifiera les bonnes idées et les bonnes pratiques éducatives de la même manière qu’elle amplifie les mauvaises idées et mauvaises pratiques. L'IA peut contribuer à éliminer les préjugés et la discrimination dans les pratiques éducatives. De la même manière, elle peut répandre et amplifier les préjugés dans les pratiques éducatives. Par exemple, elle peut donner aux enseignants les moyens d'identifier les enfants à risque ou les empêcher d'exercer un jugement humain. L’IA peut clairement introduire un changement de paradigme. Les enseignants n’essaieront plus de faire comprendre aux élèves qui ils sont et qui ils veulent devenir. L’enseignement cherchera à établir, grâce à la technologie, des liens, des corrélations entre les élèves avec un profil identique. La technologie est, certes, éthiquement neutre, mais elle sera toujours entre les mains de professionnels de l’éducation qui ne le sont pas. Les véritables risques ne sont pas inhérents à l’IA. Ils sont liés aux conséquences de son utilisation. Lorsque les systèmes d'alerte précoce signalent qu'un élève est en difficulté, un être humain doit évaluer les causes et l'aider à se remettre sur la bonne voie.

L’être humain a toujours été plus doué pour inventer de nouveaux outils que pour les utiliser à bon escient. En investissant dans la formation des enseignants, la technologie peut les libérer des tâches administratives et pédagogiques routinières, et leur donner la possibilité et le soutien nécessaires pour devenir de véritables coachs, tuteurs, modèles et leaders inspirants. L'éducation fonctionnera toujours mieux lorsque les humains sont impliqués dans les processus de changement et ne sont pas laissés à eux-mêmes.

La pandémie a entraîné nos systèmes éducatifs vers de nouveaux horizons et les a fait passer à la vitesse de la lumière du XIXe au XXIe siècle. D’établissements scolaires standardisés, presque de type industriel, nous sommes passés à un apprentissage plus personnalisé et flexible. En fait, la pandémie a fait apparaître au grand jour l’énorme potentiel d'innovation qui sommeillait dans les systèmes éducatifs, si souvent dominés par des structures hiérarchiques qui valorisaient le conformisme.

Mais pour sortir de la crise, il faudra créer des conditions plus équitables pour faciliter l'innovation dans les établissements. Les pouvoirs publics peuvent contribuer à renforcer l'autonomie professionnelle des enseignants et des chefs d’établissement. Ils peuvent aider à mettre en place une culture collaborative où les grandes idées sont peaufinées et partagées. Ils peuvent également participer au financement de mesures incitatives qui permettent de mieux communiquer sur ce qui fonctionne et d’en accroître la visibilité. Mais s’ils sont seuls, les pouvoirs publics ne peuvent pas faire grand-chose. La Silicon Valley est performante parce que les pouvoirs publics ont mis en place des conditions favorisant l'innovation, et non parce que ce sont eux qui innovent. De la même manière, les pouvoirs publics ne peuvent pas innover dans les salles de classe ; ils ne peuvent qu’apporter leur soutien en ouvrant les systèmes de manière à créer un climat favorable à l'innovation, fondé sur des données probantes, où les idées transformatrices peuvent s'épanouir. Cela signifie qu’il faut encourager l'innovation au sein du système et l’ouvrir aux idées créatives qui viennent de l’extérieur.

Mais comment savoir si les systèmes éducatifs sont ouverts à l’innovation ? S’ils communiquent par rapport aux changements nécessaires et suscitent un soutien en leur faveur. S’ils investissent dans le développement des capacités et des compétences en matière de gestion du changement. S’ils indiquent que les enseignants ne mettent pas passivement en œuvre les innovations technologiques et sociales, mais qu’ils s'impliquent également dans leur conception. S’ils offrent la possibilité aux innovateurs de prendre plus facilement des risques et d'apporter de nouvelles idées. Et enfin, s’ils aident les innovateurs à trouver des moyens plus efficaces pour transposer et diffuser leurs technologies.

Nous avons appris beaucoup de choses pendant la pandémie. Le tout est de ne pas les oublier lorsque la situation reviendra à la « normale ». L’intelligence artificielle, les robots et la blockchain sont appelés à transformer la façon dont nous enseignons, apprenons et gérons les établissements. La technologie est prête mais le sommes-nous ? Les fermetures d’établissements nous ont forcés à nous familiariser avec les outils numériques et pour certains élèves et enseignants, cela s’est plutôt bien passé. Grâce à l’évolution rapide des outils éducatifs intelligents évoqués dans ce rapport, beaucoup d'entre nous sont peut-être prêts à faire le grand saut.

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Andreas Schleicher

Directeur de la Direction de l’éducation et des compétences

Conseiller spécial du Secrétaire général de l’OCDE, chargé des politiques d’éducation

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