4. L’opinion publique est-elle plus divisée qu'avant ?

Si les individus de la zone OCDE perçoivent des niveaux moyens d’inégalités élevés, l’opinion publique dans les pays est profondément divisée. La répartition des perceptions quant à la part du revenu global détenue par les 10 % les plus riches dans chaque pays (Graphique 4.1) indique que les perceptions sont très hétérogènes et s'échelonnent entre les deux extrêmes. Cette dispersion des disparités perçues et préférées met en évidence l’ampleur des désaccords au sujet des inégalités entre citoyens d’un même pays. Il est important de l'analyser parce que les tensions sociales peuvent apparaître non seulement lorsque des groupes conséquents d’individus exigent plus d'égalité, mais aussi lorsque les individus sont en profond désaccord les uns avec les autres au sujet du niveau réel et souhaitable des inégalités.

L'étendue des divergences d’opinions, illustrée par la dispersion des perceptions, varie d’un pays à l'autre. Un consensus relativement fort apparaît dans quelques pays seulement au sujet de la part du revenu des 10 % les plus riches – à un niveau élevé en Grèce et en Turquie (Graphique 4.1, panel A) ou faible au Danemark et en Israël (panel B). Dans la plupart des pays, des groupes conséquents considèrent que les inégalités sont prononcées. Mais une importante minorité affiche des perceptions d’inégalités plus faibles (panels C et D) qui ne sont pas regroupées à un niveau particulier mais réparties dans l’ensemble de la distribution.

Dans un petit sous-ensemble de pays, la courbe de répartition ne présente pas de pic mais deux groupes de répondants qui s'accordent sur des niveaux bas ou élevés d’inégalités. La présence de deux groupes distincts dont les opinions sont à l’opposé l'une de l’autre mais qui se caractérisent par un consensus interne fort est un signe de la polarisation des perceptions (Duclos, Esteban et Ray, 2004[1] ; Osberg et Smeeding, 2006[2]). Deux groupes perçoivent des inégalités d’un niveau élevé, pour l’un, et d'un niveau bas, pour l’autre, en Estonie, Finlande, France, en Norvège, aux Pays-Bas, en Pologne et en Slovénie (panels E et F).

La dispersion des perceptions des inégalités ne peut être expliquée qu’en partie par des différences entre groupes socio-économiques courants, définis en termes de revenu, de niveau d’instruction, de situation professionnelle, de sexe, d’âge et de taille du ménage. En effet, les opinions sont faiblement divisées au sein de ces groupes traditionnels dans la plupart des pays, même si les opinions au sujet de l’égalité sont fortement dispersées. Les individus qui appartiennent au tertile du revenu supérieur pensent que la part du revenu des 10 % les plus riches est moins importante que ne le pensent les individus les plus pauvres, mais la différence est relativement minime – moins de 5 points de pourcentage (Tableau 4.1). Dans certains pays, les plus aisés perçoivent des disparités encore plus marquées, comme en Autriche, en France, en Corée et en Turquie. Les chômeurs aussi ont tendance à considérer que les disparités sont plus fortes, mais la situation professionnelle ne compte que dans une poignée de pays, comme le Chili, le Danemark et la Slovénie.

Le facteur du sexe joue également un rôle. En Allemagne, Corée, France, en Irlande et aux Pays-Bas, les femmes ont nettement moins l’impression que les revenus se concentrent au sommet de l'échelle de répartition que les hommes (jusqu’à 10 points de pourcentage d'écart), alors que c’est l’inverse au Chili et en Turquie. Toutefois, dans la moitié des pays de l’OCDE, les femmes et les hommes expriment généralement des points de vue similaires quant aux inégalités de revenu. Les perceptions varient également peu selon les niveaux d’instruction. Il n’y a qu’en Allemagne, en Corée, aux États-Unis et en Turquie que les répondants diplômés de l’enseignement supérieur perçoivent des disparités de revenu nettement plus marquées que les personnes moins instruites – ici encore avec un écart allant jusqu’à 10 points de pourcentage. Pour ce qui touche à l’âge, les répondants plus âgés perçoivent généralement des disparités de revenu plus importantes que les jeunes, et cet écart entre générations est particulièrement prononcé en Estonie et en Turquie. Seuls les répondants plus âgés américains et espagnols perçoivent des inégalités moins importantes que leurs compatriotes plus jeunes (avec plus de 5 points de pourcentage d'écart).

Les différences entre les groupes socio-démographiques traditionnels relatives à la persistance intergénérationnelle perçue sont légèrement plus marquées. Par exemple, les individus hautement instruits (Tableau 4.2) sont particulièrement pessimistes au sujet de la mobilité intergénérationnelle en Belgique, aux États-Unis et en Turquie. Les femmes également, mais plus modérément – 5 points de pourcentage de moins que les hommes. Les différences relatives à cette perception selon les groupes de revenu sont plus légères et non significatives dans la plupart des pays. Il existe toutefois quelques exceptions. Au Chili, en Irlande, en Israël et en Turquie, les classes des plus hauts revenus expriment des points de vue beaucoup plus sombres que les répondants les moins aisés. De même, bien que les différences liées à l’âge soient généralement négligeables, les moins de 30 ans au Chili et en Italie ont manifestement moins confiance en la mobilité sociale que leurs homologues plus âgés – ce qui révèle que les jeunes ont le sentiment évident de manquer de perspectives. L'inverse se vérifie en Estonie, au Mexique, en Norvège et en Turquie.

Globalement, les différences liées aux groupes socio-économiques habituels n’expliquent qu’une petite part de la dispersion totale des perceptions relatives aux inégalités et à la mobilité sociale (Graphique 4.2). Cette part peut être mesurée en décomposant la variance totale des perceptions de la façon suivante :

  • une composante de la variance entre groupes, qui indique quelle portion de la dispersion totale s’explique par les différences entre les groupes socio-démographiques ;

  • une composante de la variance interne aux groupes, qui indique la dispersion des perceptions au sein même des groupes socio-économiques classiques (revenu, instruction, sexe, âge, taille du ménage).

À quelques exceptions près, la composante de la variance entre les groupes n’explique pas plus de 5 % de la variance totale, les perceptions varient donc fortement au sein des groupes. En d'autres termes, les niveaux de désaccord sont élevés entre les individus qui partagent les mêmes caractéristiques socio-démographiques.

Les différences entre les groupes n’expliquent une part conséquente de la dispersion totale des perceptions que dans quelques pays. En Corée, le fossé entre les perceptions des femmes et des hommes, les femmes percevant des inégalités nettement plus marquées, compte à lui seul pour 6 % de la dispersion totale. En Estonie, les répondants plus âgés expriment massivement des points de vue bien plus pessimistes sur les disparités de revenu et la mobilité intergénérationnelle. Quant à la taille du ménage, elle compte dans la plupart des pays, notamment en Turquie. Dans ce pays, les ménages composés de 2 membres ou moins et ceux de plus de 5 membres perçoivent des niveaux d’inégalités élevés, après contrôle des autres caractéristiques socio-économiques. (Il convient de noter que cette différence liée à la taille du ménage n’est pas sélectionnée sans contrôle des autres caractéristiques, comme dans le Tableau 4.1 et le Tableau 4.2). Ceci pourrait s’expliquer par la fait que la taille du ménage est en corrélation avec d'autres opinions et facteurs régionaux qui ne sont pas pris en compte.

En conclure que la dispersion au sein des groupes socio-démographiques plutôt qu’entre ces groupes explique la part du lion de la variation des perceptions entre les pays s'accompagne de deux réserves éventuelles.

  • Les personnes issues d'un même groupe peuvent être d'accord entre elles mais exprimer des données différentes. En d'autres termes, les perceptions mesurées comportent un certain degré d’erreur et cette erreur contribue à la dispersion. Toutefois, l'analyse de la partie 3.2 indique que les différences de perceptions permettent d’expliquer la demande de redistribution en plus des différences socio-démographiques.

  • La classe sociale autodéfinie compte aussi et s'ajoute aux caractéristiques telles que le revenu ou l’instruction. Cependant, si cette donnée figure avec les autres variables dans les calculs (Graphique 4.2), la part de la dispersion totale ainsi expliquée n’augmente pas parce que la classe sociale autodéfinie ne fait que baisser les autres caractéristiques socio-économiques.

Si les différences de perceptions sont largement dispersées, cela ne signifie pas nécessairement que les préoccupations, c’est-à-dire l'écart entre les disparités perçues et préférées, le sont également. Si les préférences en matière de disparités correspondaient parfaitement aux disparités perçues, l'écart entre les deux serait le même pour tous. Et il n’y aurait aucune divergence entre les individus au sujet des inégalités dont l’ampleur dépasse celle des préférences. Toutefois, les données de Comparez votre revenu (Graphique 4.3) indiquent que les préoccupations – puisqu’elles sont en lien avec l’écart entre les parts du revenu détenu par les 10 % les plus riches, perçues et préférées – sont largement dispersées au sein des pays (Balestra et Cohen, (à paraître[4])).

D'après la répartition des préoccupations au sein des pays (Graphique 4.3), un groupe de répondants, restreint mais non négligeable, pense que la part du revenu des 10 % les plus riches, dans la plupart des pays, est en réalité plus petite qu’elle ne devrait être (Panels A, B et C, et Norton et Ariely (2011[5])).1 Un autre groupe suit, dont la taille varie d'un pays à l’autre, pour qui le niveau des inégalités est tout à fait acceptable. Enfin, une longue traîne de répondants considèrent que le niveau des hauts revenus est trop élevé. Il n'y a que dans quelques pays où cette répartition semble polarisée – au Chili, en Corée, en Hongrie et au Mexique (Panel D) – et présente un groupe de répondants supplémentaire qui se distingue par l’écart considérable qu'il y a entre la part du salaire des 10 % les plus riches telle qu’elle est perçue et la part qu’ils préfèreraient. Les pays scandinaves et la République tchèque se distinguent dans ce contexte avec une opinion publique relativement homogène puisqu’un grand groupe de répondants estiment que les inégalités sont plus importantes qu’elles ne devraient l’être, mais pas trop (Panels E et F).

Dans tous les pays, les préférences quant à la part du revenu allant aux 10 % les plus riches varient moins que les niveaux perçus dans ce domaine. Cette tendance indique que les individus ont tendance à être plus en accord au sujet du niveau auquel les inégalités de revenu devraient être, plutôt que de ce qu’il est réellement. Cela coïncide avec l’idée selon laquelle la plupart des divergences en matière de préoccupations (c’est-à-dire l'écart entre les inégalités perçues et préférées) sont liées à des différences de perceptions entre individus (Graphique 4.4). Dans la zone OCDE, la répartition des perceptions de la part du revenu des 10 % les plus riches contribue à plus des deux tiers de la variance totale des préoccupations au sujet des inégalités de revenu.2

Les préoccupations relatives à l’ampleur des inégalités de salaire au sein des pays sont également fortement dispersées, comme l’indique le ratio perception/préférence (Graphique 4.5). Les pays sont divisés en deux groupes, selon si les salaires perçus et préférés des répondants sont recueillis sous format brut ou net d’impôts et de contributions sociales, puisque les dispersions des perceptions changent selon que les salaires sont bruts ou nets.3

Une analyse du groupe dont les salaires sont exprimés en brut aux États-Unis révèle que, pour 10 % des répondants, les disparités de salaires sont plus étroites ou équivalentes à leurs préférences – le 10e centile de la répartition des préoccupations. D’autres 10 %, au-delà du 90e centile, pensent que les disparités perçues sont au moins 17 fois plus élevées que celles qu’ils considèrent justes. Au Danemark, en revanche, les perceptions à chaque extrémité du spectre ne divergent pas à ce point : dans le 90e centile, les disparités perçues ne sont que 3 fois plus élevées que les préférences. Les différences de dispersion entre les pays sont également fortes dans le groupe des salaires exprimés en net.

Dans tous les pays, pour un groupe non négligeable de répondants, les perceptions des disparités et les préférences en la matière sont identiques (Graphique 4.6). Les pays dont le niveau de dispersion des perceptions est le plus bas présentent des groupes de répondants homogènes qui pensent que le niveau actuel des inégalités est plus important que leurs préférences, mais pas trop. Dans certains cas, les pays dont la dispersion est faible présentent des petits groupes de répondants dont les préférences correspondent à la situation actuelle (par ex la situation actuelle (par ex. en Islande).

Dans les pays où les préoccupations sont plus largement dispersées, il existe un écart majeur entre les promoteurs du statu quo et ceux qui pensent que les inégalités existent à grande échelle, et pour un groupe encore plus important, le ratio entre perceptions et préférences est de 4 ou plus. Dans certains cas, notamment en Corée et aux États-Unis, il existe encore une part importante de répondants en faveur du statu quo, ce qui engendre une polarisation notable.

Les individus sont également en fort désaccord quant à savoir si les hauts salaires sont trop élevés ou si les bas salaires sont trop bas. Cette divergence est illustrée par les répondants des différents groupes dont les perceptions diffèrent quant au niveau actuel des hauts salaires et des bas salaires et du niveau qu’ils considèrent juste – leurs préférences (Graphique 4.7). Les pays analysés sont choisis parmi ceux du bas, du milieu et du sommet de la répartition. La tendance générale dans les différents pays fait souvent apparaître des désaccords importants quant aux hauts revenus, ce qui est cohérent par rapport aux constats précédents (Kelley et al., 1993[6]). Toutefois, il se dégage des tendances différentes. En France, par exemple, la plupart des répondants estiment que le niveau actuel des bas salaires est trop bas et celui des hauts salaires est trop haut. Aux États-Unis, en revanche, les personnes sont plus divisées au sujet des bas salaires. Par rapport aux autres pays, un plus grand nombre de répondants les trouvent relativement justes.

Les perceptions et les préoccupations sont plus largement dispersées là où les niveaux d’inégalités de revenu sont plus élevés (d'après le coefficient de Gini du revenu disponible ; Graphique 4.8). Concernant les perceptions, la corrélation est forte pour la part perçue du revenu allant aux 10 % les plus riches et la persistance intergénérationnelle perçue. Ceci est principalement dû aux pays où les inégalités sont élevées et la dispersion forte (au Chili, au Mexique et aux États-Unis).4 La France et la Turquie constituent deux cas particuliers remarquables dans les perceptions de la part du revenu des 10 % les plus riches. En Turquie, les perceptions sont faiblement dispersées et les inégalités sont élevées alors qu’en France, la dispersion est plus importante que dans d’autres pays où le niveau d'inégalités est moyen. La dispersion des préoccupations relatives aux inégalités de salaire et de revenu - les préoccupations étant mesurées par l'écart entre les disparités perçues et préférées - est également étroitement associée à l’échelle des inégalités, notamment dans les résultats de Comparez votre revenu.

La répartition des perceptions et des préoccupations est possiblement plus étendue dans les pays plus inégalitaires parce que, lorsque les inégalités sont élevées, les individus ont du mal à estimer correctement les disparités de revenu et de salaire, en particulier dans le cas des revenus et salaires élevés. De plus, il est peu probable que leur cercle social soit une représentation parfaite de la répartition générale des revenus.5 Dans les sociétés où la mixité sociale est limitée, les opinions sont plus dispersées. Les groupes se connaissent peu et connaissent peu leurs perceptions respectives. Ceci peut également expliquer pourquoi les plus aisés estiment parfois plus que les plus pauvres que le ratio entre hauts salaires et bas salaires est plus important. Indépendamment des mécanismes sous-jacents, l’opinion publique est plus divisée dans les sociétés plus inégalitaires.

Au fil des années, la division de l’opinion publique s’est accentuée. Entre les années 1990 et la crise financière mondiale, les disparités de salaires perçues (partie 2.2) n’ont pas progressé de façon uniforme dans toute la population et les écarts se sont creusés entre ceux qui percevaient des disparités croissantes et limitées (Graphique 4.9 et Giger etLascombes (2019[7])). Par conséquent, dans les pays pour lesquels les données sont disponibles6, la dispersion des perceptions a augmenté – moins dans les pays nordiques (Norvège et Suède), et en Autriche et en Slovénie, et plus en Allemagne, en Australie et aux États-Unis. En effet, la dispersion s’est essentiellement répandue là où la perception moyenne des inégalités a le plus progressé (Graphique d’annexe 4.A.1).7 Cette corrélation indique que la hausse des perceptions, puisqu’elle était hétérogène au sein de la population des pays, s’est accompagnée d’une forte croissance des désaccords quant au niveau des inégalités.

Bien que les disparités de salaire perçues aient diminué cette dernière décennie entre 2010 et 2019, la dispersion est restée la même qu'au moment de la crise financière mondiale. Elle a quelque peu régressé en Australie, Italie, Norvège et Slovénie mais affichait encore un niveau supérieur à ce qu’il était à la fin des années 1990 ou 1980. Elle a augmenté dans les cinq autres pays observés jusqu'au PIES 2019, notamment en Allemagne.

Dans certains pays, la hausse de la dispersion était également mise en parallèle avec la hausse de la polarisation (Osberg et Smeeding, 2006[2]), comme l’indique l’estimation de la répartition des perceptions. Six pays présentant des évolutions de dispersions limitées (Norvège et Suède), moyennes (Italie et Royaume-Uni) et importantes (Allemagne et États-Unis) pendant les deux décennies qui ont précédé la crise financière mondiale illustrent les divergences croissantes à cette époque entre les perceptions aux 90e et 10e centiles du ratio entre les hauts et les bas salaires (Graphique 4.10). Les distributions ont non seulement évolué à la hausse, mais elles se sont également largement stabilisé au fil des années donc l’écart entre les perceptions de deux répondants quels qu’ils soient s'est creusé. Certains pays ont montré des signes de polarisation croissante. Les pics atteints dans certains pays correspondent à deux groupes (ou plus) de répondants regroupés autour de niveaux d’inégalités perçus bas, moyens ou hauts. Ces valeurs se sont éloigné les unes des autres avec le temps, laissant apparaître un accroissement des divergences entre les groupes. L’aggravation de la polarisation entre le début des années 1990 et la crise financière mondiale est également notable en Suède, même si la dispersion globale des perceptions a peu évolué, et en Norvège. Toutefois, la polarisation semble avoir réduit au cours de la décennie suivante.

L’Italie et le Royaume-Uni se distinguent parce que les perceptions étaient regroupées au départ dans une fourchette étroite de valeurs avant de se disperser au cours des deux décennies qui ont précédé la crise financière mondiale. La dispersion ne s’est que légèrement atténuée au cours de la décennie suivante alors que la polarisation entre différents groupes a perduré. En Allemagne et aux États-Unis, la répartition à la fin des années 1980 et au début des années 1990 était déjà dispersée et polarisée. Les divergences se sont encore plus renforcées au cours des deux décennies suivantes et les perceptions se sont encore plus éloignées. Les divergences sont restées à un niveau élevé en Allemagne.

La hausse de la dispersion des perceptions au fil du temps est essentiellement due à la hausse des désaccords quant au niveau des hauts salaires (Graphique 4.11 et Osberg et Bechert (2016[8])). L’Australie, les États-Unis, la Norvège et le Royaume-Uni ont connu des hausses conséquentes des désaccords quant aux niveaux des bas salaires.8 Les hauts salaires ont toutefois alimenté des divergences bien plus fortes, probablement parce que la plupart des individus avaient une expérience ou une connaissance limitée des métiers très rémunérateurs (le point de repère était le salaire des médecins ou des PDG d'un groupe national). Les répondants recevaient probablement des informations différentes et très diverses au sujet des hauts revenus qui ont rapidement augmenté dans la plupart des pays de l’OCDE. Par conséquent, les personnes ont changé de point de vue à ce sujet de manières très différentes.

La hausse de la dispersion des perceptions a engendré une hausse des désaccords au sujet de l’écart entre les salaires que les personnes sont prêtes à accepter et de celui qui est effectif selon elles (Graphique 4.12). Dans la plupart des pays, les divergences ont augmenté entre :

  • les personnes qui pensent que les écarts actuels de salaires qu’ils perçoivent sont acceptables,

  • et celles pour qui le niveau de disparités acceptables est loin de celui qu’elles perçoivent actuellement.

La hausse de la dispersion des préoccupations peut s’expliquer essentiellement par la hausse des divergences quant à l’écart actuel entre les salaires, plutôt que par la hausse du ratio entre les hauts salaires et les bas salaires que les individus considèrent comme acceptable (Ciani et al., à paraître[3]).

La hausse à long terme de la dispersion des perceptions et des préoccupations relatives aux disparités de salaires peut être due à des changements structurels. Par exemple, avec la hausse du niveau d’instruction, les différences d’ordre éducatif ont pu devenir moins pertinentes pour expliquer la dispersion générale puisque certains groupes prennent une place plus importante. Toutefois, l'évolution de la composition de la population en termes de niveau d’instruction, de revenu relatif, de statut professionnel, de sexe, d’âge et de taille du ménage, explique peu ou pas du tout l'évolution de la dispersion des perceptions et des préoccupations relatives au ratio entre les hauts et les bas salaires (Graphique 4.13, panel A).

La hausse de la dispersion des perceptions et des préoccupations peut être liée à une augmentation des désaccords entre personnes de caractéristiques socio-économiques différentes (c’est-à-dire une dispersion entre groupes socio-économiques), mais aussi entre personnes de caractéristiques similaires (c'est-à-dire une dispersion interne aux groupes socio-économiques). Les différences entre groupes socio-économques - définis par genre, âge, instruction, taille du ménage, statut professionnel et revenu relatif - ont augmenté au fil du temps, et ces différences croissantes expliquent une partie de l'accroissement global de la dispersion des perceptions et des préoccupations (Graphique 4.13, panel B). En Allemagne, en Australie, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Suisse, où l'accroissement de la dispersion a été le plus fort, une part non négligeable de l’évolution des niveaux de désaccord au sujet de l’ampleur des inégalités de revenu peut être attribuée à l’évolution de la variation entre groupes. Toutefois, les variations internes aux groupes restent en cause pour la majeure partie de l’explosion de la dispersion observée entre 1987/1992 et 2009, dans les perceptions et les préoccupations.

Bibliographie

[4] Balestra, C. et G. Cohen (à paraître), « Income Inequality through People’s Lenses: Evidence from the OECD Compare your Income Web-tool », OECD Papers on Well-being and Inequalities, Éditions OCDE, Paris.

[3] Ciani, E. et al. (à paraître), Perceptions of inequality across OECD and EU countries: Long term trends and recent evidence.

[10] Cruces, G., R. Perez-Truglia et M. Tetaz (2013), « Biased perceptions of income distribution and preferences for redistribution: Evidence from a survey experiment », Journal of Public Economics, vol. 98, pp. 100-112, https://doi.org/10.1016/j.jpubeco.2012.10.009.

[1] Duclos, J., J. Esteban et D. Ray (2004), « Polarization: Concepts, measurement, estimation », Econometrica, vol. 72/6, https://doi.org/10.1111/j.1468-0262.2004.00552.x.

[7] Giger, N. et D. Lascombes (2019), « Growing income inequality, growing legitimacy: A longitudinal approach to perceptions of inequality », Unequal Democracies Working Paper, n° 11, Université de Genève, https://unequaldemocracies.unige.ch/files/4515/9370/6124/wp11final.pdf.

[6] Kelley, J. et al. (1993), The Legitimation of Inequality: Occupational Earnings in Nine Nations1, http://www.journals.uchicago.edu/t-and-c.

[9] Lemieux, T. (2002), « La décomposition des changements dans les distributions de salaires : une approche unifée », Canadian Journal of Economics/Revue canadienne d’économique, vol. 35/4, pp. 646-688, https://doi.org/10.1111/1540-5982.00149.

[5] Norton, M. et D. Ariely (2011), « Building a Better America—One Wealth Quintile at a Time », Perspectives on Psychological Science, vol. 6/1, pp. 9-12, https://doi.org/10.1177/1745691610393524.

[8] Osberg, L. et I. Bechert (2016), « Social values for equality and preferences for state intervention: Is the USA « Exceptional »? », Working Paper, n° 2016-03, Dalhousie University, Department of Economics, https://ideas.repec.org/p/dal/wpaper/daleconwp2016-03.html.

[2] Osberg, L. et T. Smeeding (2006), « “Fair” Inequality? Attitudes toward Pay Differentials: The United States in Comparative Perspective », American Sociological Review, vol. 71/3, pp. 450-473, https://doi.org/10.1177/000312240607100305.

La décomposition du Graphique 4.13 a été obtenue par la création de distributions contrefactuelles, comme dans Lemieux (2002[9]). Plus précisément, la part de l’évolution de la dispersion causée par des effets liés à la composition a été obtenue de la façon suivante :

  • Tout d'abord, en repondérant les distributions des échantillons de 1987 et 1992 pour chaque pays afin qu’elles se rapprochent de celles de 2009, à partir de caractéristiques communes observables.

  • Ensuite, en soustrayant la variance totale de l’échantillon d’origine de 1987/1992 de l’échantillon repondéré de 1987/1992 et en divisant par la différence totale de variance entre les deux périodes.

La part expliquée par la variation entre les groupes est obtenue de la façon suivante :

  • Tout d'abord, une distribution contrefactuelle de 1987/1992 a été créée en (i) procédant à une régression MCO de la variable d'intérêt sur les caractéristiques socio-démographiques de la vague de 2009 ; (ii) en l'utilisant pour calculer des valeurs ajustées pour les observations de 1987/1992 ; (iii) en ajoutant aux valeurs ajustées les restes de la régression MCO menée pour la vague de 1987/1992. Ces valeurs s'appuient sur les différences entre les groupes de 2009 (la partie ajustée) mais sur la variation interne aux groupes (les résidus) de 1987/1992. Cet exercice a été réalisé à partir des pondérations calculées pour tenir compte des effets liés à la composition.

  • La variance totale de la vague repondérée de 1987/1992 a ensuite été soustraite de cette distribution contrefactuelle et divisée par la différence totale de variance entre les deux périodes.

  • La partie expliquée par la variation interne aux groupes (la part inexpliquée de nos modèles) est obtenue après soustraction de la variance totale de la distribution contrefactuelle repondérée pour 1987/1992 de la distribution d’origine de 2009, et en la divisant ensuite par la différence totale de variance entre les deux périodes.

Notes

← 1. Ce groupe semble rassemblé autour de la valeur -30, mais ceci est uniquement lié au fait que la valeur ait dû être tronquée pour des raisons de présentation. En réalité, le groupe est largement dispersé sur l'échelle [-100, 0].

← 2. Il convient de remarquer qu’une contribution négative à la variance globale vient du fait que les disparités préférées et perçues sont en corrélation, c'est-à-dire que les personnes qui pensent que la part du revenu des 10 % les plus riches est plus élevée ont également tendance à avoir des préférences plus importantes dans ce domaine. Toutefois, la corrélation est généralement faible et cette contribution reste donc faible, en moyenne.

← 3. Si les impôts sur le revenu (ou les salaires) sont progressifs, les salaires nets sont moins dispersés que les salaires bruts. La raison est que les individus ont tendance à façonner leurs opinions à partir de l’observation des salaires d’un échantillon de travailleurs autour d’eux. Leurs préoccupations devraient donc être moins dispersées si ces salaires le sont plus, ce qui change selon que le salaire est exprimé en brut ou net.

← 4. Une analyse plus élaborée des cas particuliers, fondée sur chaque observation et le dfbeta, indique que les relations ne sont pas causées par des cas particuliers spécifiques.

← 5. Les individus formulent leurs attentes en observant un sous-ensemble de la population globale composé, par exemple, de proches, d'amis et de collègues de travail (Cruces, Perez-Truglia et Tetaz, 2013[10]). Même si ce sous-groupe est composé de façon aléatoire à partir de la population globale, rien n’indique qu'il soit réellement représentatif de l’ensemble de la population et que les estimations des individus au sujet des inégalités ne comportent pas des erreurs « d'échantillonnage », exactement comme cela se produit lorsque les statisticiens travaillent avec des petits échantillons. Plus la répartition des salaires et des revenus est dispersée, plus l’erreur d'échantillonnage des individus est grande et plus les perceptions sont dispersées.

← 6. Allemagne, Australie, Autriche, États-Unis, Grande-Bretagne, Hongrie, Italie, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pologne, République tchèque, Slovénie et Suède.

← 7. Tous les graphiques qui analysent l’évolution de la distribution au fil du temps (partie 4.2) tiennent compte du fait que, pour certains pays, la première vague d’enquête comportait un certain degré de censure des données pour les questions au sujet des salaires de la présidence, alors qu’aucune censure n’a eu lieu en 2009. De ce fait, pour les pays qui présentaient au moins 1 % de censure lors de la première vague, le même niveau de censure a été appliqué à la dernière vague. Voir Ciani et al. (à paraître[3]) Pour plus de détails.

← 8. Toutefois, dans ces pays (à l’exception de l’Australie), les personnes qui mentionnaient des hauts salaires plus élevés avaient tendance à rapporter également des bas salaires plus importants, et cette tendance a progressé avec le temps, réduisant ainsi la dispersion du ratio entre les deux.

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