3. Tracer une voie de sortie de crise dans les contextes fragiles

Étant donné le caractère chronique de la fragilité dans un si grand nombre de contextes et l’historique de la série « États de fragilité ») de l’OCDE, la tendance exposée dans ce rapport peut être perçue comme étant plus ou moins de la même teneur. Toutefois, le degré de gravité et l’impact collectif des récents chocs planétaires ont placé la coopération pour le développement dans une zone d’incertitude sur le plan géopolitique et opérationnel.

Comme le démontre cette série de rapports, le consensus s’amplifie autour du caractère multidimensionnel de la fragilité, les conflits et la violence n’en étant que deux des manifestations possibles. Plus précisément, une fois superposées avec les impacts du COVID-19, du changement climatique et de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, les dimensions de la fragilité – économie, environnement, politique, capital humain, sécurité et société –, dans toute leur multiplicité et leur interdépendance, génèrent certains des environnements opérationnels les plus complexes du monde pour les acteurs nationaux et locaux et leurs partenaires internationaux. Le danger qui plane alors est de voir ces fragilités « verrouiller une société dans un équilibre dysfonctionnel, mais stable » (Collier, 2021[1]). En effet, 21 pays et territoires apparaissent chacun dans tous les rapports de l’OCDE sur la fragilité depuis le premier paru en 2005. Pour l’ensemble des 60 contextes figurant dans l’édition de cette année, les transitions de sortie des états de fragilité semblent hors de portée malgré le soutien massif apporté par les partenaires externes.

En 60 ans d’existence, aux côtés de différents acteurs, le CAD a renforcé le rôle important et profond qu’il joue en appuyant les solutions pilotées par les pays, et que ces derniers s’approprient, en vue de sortir de la fragilité. Avec ses récentes recommandations, ainsi que l’exposent les Chapitres 1 et 2, le CAD a pour objectif de perfectionner et d’améliorer le soutien fourni aux contextes fragiles et aux autres pays en développement, en mettant en évidence son rôle essentiel en tant qu’organe de normalisation à l’appui de la coopération pour le développement. Dans le même temps, les fournisseurs non membres du CAD, dont la République populaire de Chine, les pays du Conseil de coopération du Golfe et la Russie, augmentent l’ampleur et l’étendue de leurs actions dans les contextes fragiles.

Ce chapitre analyse de quelle façon les acteurs externes peuvent mieux aider les contextes fragiles à renforcer leur résilience et leurs capacités d’adaptation, dont ils ont besoin en urgence dans cette nouvelle époque de crises. Il ne propose pas un ensemble classique de recommandations ni de prescriptions en faveur d’actions efficaces, dans la mesure où la gestion de la fragilité n’est un processus ni linéaire ni simple et où les interventions doivent toujours être adaptées aux besoins d’un contexte spécifique. En revanche, ce chapitre expose les ambitions susceptibles d’orienter le CAD et d’autres partenaires dans le soutien qu’ils apportent aux 1.9 milliard de personnes – les plus défavorisées – qui vivent dans les contextes fragiles. Adopter une approche multidimensionnelle des crises et de la fragilité, promouvoir une action collective et réduire le fossé entre développement et recherche de la paix peut aider le CAD à maintenir et exprimer ses valeurs de base, tout en coopérant avec cette constellation élargie d’acteurs.

L’un des thèmes récurrents de la série sur l’état de la fragilité est la nécessité de s’engager dans une approche multidimensionnelle pour lutter contre la fragilité. Ce type d’approche est un point de départ pour amener les partenaires à être « adaptés à la fragilité » (Schreiber et Loudon, 2020[2]). C’est aussi le reflet de l’accent mis sur l’analyse conjointe dans la Recommandation du CAD sur l’articulation entre action humanitaire, développement et recherche de la paix (OCDE, 2019[3]). Le caractère multidimensionnel de la fragilité est de plus en plus reconnu, mais la mise en œuvre d’approches multidimensionnelles est aujourd’hui encore un défi puisqu’elle nécessite souvent une collaboration stratégique et une action collective. Or la mise en place même progressive d’une approche multidimensionnelle peut avoir des retombées positives importantes et pérennes.

Une analyse solide de la fragilité multidimensionnelle est un prérequis à toute action efficace. Porter l’attention sur une seule dimension de la fragilité aux dépens des autres, ou se concentrer exclusivement sur les risques, sans envisager un accompagnement autour des capacités d’adaptation ou des occasions de surmonter et contrebalancer ces risques, ne donnerait qu’une vision partielle de la fragilité. Cela peut contribuer à un engagement lacunaire. Tout comme d’autres, l’OCDE a essayé d’améliorer la conceptualisation de la fragilité au fil du temps, en ajoutant très récemment une sixième dimension à la fragilité – le capital humain – à son cadre d’analyse. La qualité des données disponibles est tout aussi importante pour appréhender ce caractère multidimensionnel de façon constructive. Même si la qualité des données s’est améliorée, les contextes fragiles figurent toujours parmi les plus défavorisés dans ce domaine (Hoogeveen et Pape, 2020[4]). Les contextes qui se trouvent dans les situations de fragilité les plus graves sont souvent absents des ensembles de données. L’examen 2022 du cadre multidimensionnel sur la fragilité a fait ressortir dans quelle mesure des investissements supplémentaires dans les données amélioreraient le processus d’analyse, et de ce fait la programmation, dans les contextes fragiles.

Les investissements consentis dans la qualité des données, les nouvelles méthodes, l’analyse conjointe et l’analyse multidimensionnelle ont une valeur pratique pour les partenaires dans leur façon d’aborder les stratégies et les programmes. En procédant à une analyse multidimensionnelle, il est possible de cerner les risques complexes, leurs causes profondes et les potentiels points d’intervention, et d’éviter de porter le regard uniquement sur les symptômes ou les conséquences de la fragilité (OCDE, 2018[5]). Une analyse conjointe peut contribuer à augmenter le nombre des interventions menées sur l’ensemble du nexus action humanitaire-développement-recherche de la paix, à améliorer leur cohérence stratégique et à les coordonner (OCDE, 2022[6]). Le CAD est en mesure de jouer un rôle de premier plan en proposant une analyse de la fragilité en tant que concept unifiant, notamment en raison de son rôle normatif. En tant qu’instance d’apprentissage par les pairs, le CAD peut aussi aider ses membres et ses partenaires à partager les enseignements tirés à la suite de l’amélioration des méthodes et des moyens appliqués pour l’analyse de la fragilité, tout particulièrement au niveau des pays. Cela passe par un soutien aux capacités de recherche et à l’analyse de la fragilité dans les contextes fragiles eux-mêmes, afin de veiller à ce que les connaissances soient partagées de façon plus équitable avec ceux pour qui elles sont les plus importantes (Jacquet, 2021[7]). De la sorte, le CAD peut continuer à contribuer à la prise en compte systématique du concept de fragilité multidimensionnelle et de son analyse.

Pour appréhender le caractère multidimensionnel de la fragilité, il est important que les acteurs dépassent les approches trop étroitement sectorielles et envisagent des facteurs, tels que le contexte plus global, qui peuvent avoir un impact sur les résultats souhaités. La pensée systémique est l’un des outils permettant d’y parvenir. La programmation itérative et adaptative, ancrée dans le cadre d’une analyse solide, est de plus en plus reconnue comme un élément essentiel de l’efficacité du développement dans les environnements imprévisibles et complexes des contextes fragiles (Desai et Yabe, 2022[8] ; OCDE, 2022[6]). Mais cela impose de comprendre le contexte dans son ensemble et d’adopter une approche qui recense les différents scénarios susceptibles de conduire une intervention précise au succès ou à l’échec, sous l’effet de la dynamique à l’œuvre dans un contexte donné. Une telle approche est particulièrement propice à l’efficacité des politiques et des programmes axés sur les questions transversales, à l’image des tendances abordées dans le Chapitre 1, ainsi que l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes (OCDE, 2022[9]). En cherchant à comprendre le contexte dans son ensemble, il est alors possible de donner des clés pour l’adoption d’approches systémiques, comme celles visant à renforcer la résilience des services de base (OCDE, 2014[10]). La mise sur pied des programmes destinés à accélérer la vaccination contre le COVID-19 donne un exemple de ce type d’approche. Sans se borner à fournir des doses de vaccin ou à consolider les chaînes d’approvisionnement, ces programmes doivent aussi composer avec le regard porté par la société sur la vaccination, mais aussi avec l’économie politique de la distribution des vaccins dans un contexte particulier ou encore avec l’insécurité qui peut limiter la vaccination dans certaines régions.

Comme l’expose le Chapitre 2, l’APD est une ressource vitale pour les contextes fragiles. Elle constitue un soutien essentiel lors des périodes de crise, notamment lorsque les acteurs de l’action humanitaire sont confrontés à une fragilité chronique. Au niveau mondial, la tendance de l’APD est à la stabilité et à la résilience au fil du temps et des crises (Ahmad et al., 2020[11]), bien que l’on observe des variations au niveau de sa distribution selon les pays et les contextes, des priorités des politiques publiques et des modalités. Les crises locales sont susceptibles d’orienter l’attention des bailleurs sur l’aide humanitaire, tandis que les crises étendues dans le temps et de portée mondiale peuvent altérer le rôle de l’APD – par exemple, en la réorientant en faveur des transitions énergétiques justes, et non des investissements dans les combustibles fossiles (OCDE, 2021[12]).

La guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine risque de remettre en question le rôle de l’APD et de modifier sa composition. Certains bailleurs ont indiqué qu’ils prévoient de rediriger l’APD de façon à couvrir les coûts de l’accueil des réfugiés ukrainiens dans leurs pays, et cela pourrait se traduire par une diminution de l’aide-pays programmable pour répondre à la demande croissante découlant des répercussions mondiales de la guerre (Ahmad et Carey, 2022[13]). Cela survient à un moment où les aspects universels de la fragilité, mis en évidence par des chocs tels que la pandémie de COVID-19, soulignent combien il importe de maintenir l’accent sur les contextes fragiles (Oldekop et al., 2020[14]). Compte tenu des pressions actuelles exercées sur les budgets d’APD et sur les moyens de subsistance dans les contextes fragiles, il est essentiel que le CAD préserve les volumes d’APD, améliore la prévisibilité de l’APD et renforce la confiance autour de l’APD, notamment dans les contextes fragiles qui n’ont pas accès à d’autres sources de financement au titre du développement.

Bien qu’il soit nécessaire de préserver les volumes d’APD, cela ne suffit pas pour accompagner les contextes fragiles vers des trajectoires de développement positives. Il importe tout autant, voire plus, de veiller à ce que chaque dollar d’APD soit davantage et mieux exploité pour amplifier les gains obtenus en matière de développement, et aussi à ce que les différents acteurs collaborent de façon cohérente, complémentaire et coordonnée, notamment en-dehors des activités financées par l’APD (OCDE, 2022[6] ; OCDE, à paraître[15]). Dans les domaines de la recherche de la paix et de la sécurité, une bonne compréhension ou appréciation des activités de leurs homologues fait souvent défaut aux partenaires au développement, et réciproquement (Zürcher, 2020[16]). Les financements, y compris à l’appui de la recherche de la paix et de la prévention, sont souvent partiels et fragmentés (Day et Caus, 2020[17] ; OCDE, à paraître[15]). Les approches holistiques telles que les plateformes nationales et les stratégies de financement peuvent aider à tirer parti des actions collectives menées dans les contextes fragiles, contribuant ainsi à l’efficacité du développement, et elles peuvent compléter les analyses et processus existants au niveau des pays1. À ce jour, les analyses de ce type n’ont pas toujours été associées à une solide théorie du changement, ce qui soulève des questions concernant les ressources disponibles et la programmation au niveau stratégique et collectif dans l’ensemble de l’écosystème du financement. Les plateformes nationales et les stratégies de financement offrent la possibilité de faciliter ces liens et de promouvoir des méthodes de travail plus cohérentes :

  • Les plateformes nationales peuvent opérer comme le centre de gravité pour les actions collectives et le dialogue fondé sur des éléments factuels, menés par les autorités publiques, les partenaires au développement et d’autres acteurs pertinents dans les contextes fragiles autour d’un programme commun et d’un engagement clair en matière de résultats et de redevabilité mutuelle. Ces plateformes peuvent revêtir des formes différentes, mais elles sont en général composées d’un groupe de pilotage à haut niveau, de groupes de travail sectoriels et d’un secrétariat. Leur efficacité au Mozambique, au Rwanda et en Somalie est suffisamment documentée pour qu’une attention plus importante leur soit accordée (Kelly et Papoulidis, 2022[18]). Bien qu’elles ne soient pas nouvelles, ces plateformes bénéficient un regain d’intérêt. Elles ont par exemple été mentionnées par le Groupe de personnalités éminentes du G20 sur la gouvernance financière mondiale (2020[19]) et par les membres du partenariat pour une transition énergétique juste et du G7 dans le cadre de l’action climatique lors de la COP26 (Hadley et al., 2022[20]). Le succès de ces plateformes dépend de l’esprit d’initiative des autorités publiques, du caractère inclusif de leur représentation et de la dimension innovante de leur structure et de leur fonction. Elles peuvent offrir un ancrage institutionnel au renforcement de l’efficacité des actions et partenariats de développement, sous la forme de réflexions, de dialogues et d’actions menés de façon continue autour des résultats de l’exercice de suivi du Partenariat mondial pour une coopération efficace au service du développement.

  • Stratégies de financement : Un manque total de fonds est parfois, mais pas toujours, le problème majeur. Bien que le système centralisé de pôles des acteurs de l’action humanitaire soit bien établi, il est aussi souvent saturé. Le système de développement dispose de ressources, mais il n’est pas toujours guidé par une stratégie collective et il manque de hiérarchie claire, de choix précis, d’une interface entre l’action humanitaire, les activités de développement et les efforts de recherche de la paix, et d’un lien entre les programmes nationaux de réforme. La Recommandation du CAD sur l’articulation entre action humanitaire, développement et recherche de la paix reconnaît que les stratégies de financement sont nécessaires pour aider à gérer ces problèmes et à rassembler les principaux acteurs des piliers relatifs à l’action humanitaire, au développement et (idéalement) à la recherche de la paix autour des processus stratégiques d’établissement du budget et de programmation. Ces stratégies de financement peuvent aussi servir de mécanisme visant à corréler les objectifs, les activités et l’expertise des acteurs du triple nexus aux stratégies de financement nationales, à un niveau macro, à l’image des cadres de financement nationaux intégrés2, des plans nationaux de développement et des cadres de résultats, ou visant à amorcer une transition en faveur de processus nationaux pilotés par les autorités publiques (OCDE, à paraître[15] ; OCDE, 2019[3]). Sous la direction des autorités nationales, ces cadres à haut niveau rassemblent différents acteurs, dont le Fonds monétaire international et d’autres institutions financières internationales. Or, traditionnellement, qu’il s’agisse de l’action humanitaire ou de la sécurité, ils ne prennent pas en compte le financement, les risques et les vulnérabilités inhérents, et ils sont en général décorrélés des réalisations ou priorités collectives des initiatives menées par les acteurs de l’aide humanitaire, du développement et de la paix pour lutter contre la fragilité.

Les budgets d’APD étant soumis à des pressions de plus en plus fortes sur les plans national et international, une union des forces est plus que jamais essentielle pour que le soutien apporté aux contextes les plus fragiles, et au sein même de ces contextes, soit abordé comme une priorité (Green, 2021[21]). Les priorités des membres du CAD concernant l’aide destinée aux contextes fragiles sont globalement cohérentes, avec une convergence massive des efforts pour soutenir les cinq volets suivants : action climatique et préservation de la biodiversité, travail décent et croissance économique inclusive, sociétés pacifiques et inclusives, égalité des genres et autonomisation des femmes, et santé (Marley, Stasieluk et Hesemann, 2022[22]). Pourtant, une fois à l’œuvre dans un contexte fragile, cette convergence peut s’effondrer. Il est courant d’entendre parler de projets déconnectés (transferts monétaires par exemple), de lacunes ou de redondances au niveau des zones géographiques ou groupes de population ciblés, ou d’un défaut de liens qui empêchent les réalisations relevant de projets ou de secteurs d’aboutir à des résultats à plus haut niveau. Compte tenu de la pression financière exercée sur les bailleurs et les partenaires, les approches collectives (y compris en s’appuyant sur l’expérience des fonds communs en faveur des contextes fragiles) pourraient aider à la hiérarchisation des priorités et favoriser la complémentarité entre bailleurs et partenaires. La programmation conjointe est l’une des approches possibles dans certains contextes (Encadré 3.1).

Les exemples de l’Afghanistan, du Sahel et du Soudan du Sud, entre autres, livrent de nombreux éléments factuels illustrant les pièges inhérents aux méthodes de travail existantes. De façon plus générale, ces exemples mettent en exergue les conséquences d’un manque de communication et d’interactions entre les piliers développement et recherche de la paix du nexus. La prévention est un élément central de l’efficacité des méthodes de travail sur l’ensemble du nexus action humanitaire, développement et recherche de la paix. Pourtant, les investissements en faveur de la prévention des conflits se retrouvent régulièrement en défaut de financements, comparé aux investissements à l’appui du développement et de l’action humanitaire. Parallèlement à un manque de ressources, on observe également l’incapacité persistante des acteurs à atteindre un équilibre entre leurs activités de développement et de recherche de la paix. Par la suite, cela a contribué à la financiarisation du développement et à une gestion incohérente des processus de paix, conduisant alors à des réalisations immanquablement en deçà des ambitions nourries.

Reconnaître la distinction entre conflits et fragilité – en référence au caractère multidimensionnel de la fragilité mis en lumière tout au long de ce rapport – aide à faire émerger des formes de prévention plus complètes et habiles. L’analyse présentée et livrée dans ce rapport révèle que les arguments en faveur de la prévention restent bel et bien valables, même si un nombre croissant de concepts et d’outils analytiques, capables d’améliorer l’efficacité de la mise en œuvre, voient le jour. Or, malgré le volet prévention du programme du Secrétaire général des Nations Unies, les partenaires au développement ne se sont pas encore approprié la question de la prévention à grande échelle, tant au regard des crises que des conflits. Pour que les actions de prévention fonctionnent, elles doivent être menées selon une approche holistique et transversale par les acteurs du développement et de la recherche de la paix et, le cas échéant, par les acteurs de l’action humanitaire. Cela implique de se pencher sur l’interconnexion de la fragilité et des risques de conflit, au lieu de s’inquiéter de la potentielle interférence entre les programmes. Isolées, les approches axées sur la sécurité ne peuvent pas remédier aux causes profondes et garantir des mesures de prévention à long terme3 (Day et Caus, 2020[29]). À ces fins, les acteurs du développement et de la paix devront prendre un pari sur l’avenir, se faire confiance mutuellement, faire preuve d’esprit d’initiative et être enclins à prendre des risques en matière de prévention, aussi bien dans la théorie que dans la pratique, dans l’espoir d’obtenir de meilleurs résultats.

Il est important que le CAD et ses partenaires s’attaquent au manque de cohérence entre les acteurs de la paix et du développement, qui pèse sur l’efficacité dans nombre de contextes fragiles. Une première étape pertinente consisterait à maîtriser la communication au niveau des contenus et de sa portée. Or cela relève d’un effort politique qui nécessite un engagement à long terme venant en conflit direct avec le court-termisme apolitique qui caractérise les investissements existants en faveur de la recherche de la paix (Cheng, Goodhand et Meehan, 2018[30]). Ce manque d’attention portée à la primauté de la politique a contribué à l’émergence d’interventions technocratiques pour la consolidation de la paix, menées dans l’ignorance des configurations politiques sous-jacentes qui orientent les incitations en faveur ou contre la violence (Brown, 2022[31]) – souvent de façon abrupte, comme le démontre l’analyse présentée au Chapitre 1 des coups d’État survenus au cours des dernières années. Ainsi, l’interaction avec ces configurations politiques est un aspect essentiel, mais sous-estimé, de l’efficacité de la coopération pour le développement. Cela va de pair avec les efforts déployés à ce jour pour promouvoir la prise en compte des conflits, notamment aux niveaux locaux, et cela nécessite de dépasser les efforts visant à promouvoir la paix négative – autrement dit l’absence de conflit – pour parvenir à une paix réelle et des activités qui impliquent d’encourager l’essor de sociétés justes, équitables et pacifiques (Mac Ginty et Richmond, 2013, pp. 779-789[32]). Toutes ces initiatives sont des étapes préalables majeures en vue de remédier à l’incohérence entre les activités de développement et de recherche de la paix.

Le CAD et l’INCAF peuvent dès lors jouer un rôle majeur en en s’appuyant sur leur pouvoir de mobilisation pour aider à combler le déficit en matière de communication entre les acteurs du développement et de la paix et contribuer à des formes d’engagement plus avisées et éclairées sur le plan politique. Un dialogue plus régulier entre ces acteurs pourrait aider à atténuer les risques qui nourrissent l’incohérence à l’échelle mondiale et au niveau des pays concernés. Ces échanges seraient tout particulièrement fructueux s’ils impliquaient des responsables des institutions financières internationales, qui interviennent de plus en plus dans les activités de paix et de prévention dans les contextes fragiles, ainsi que les opérations de paix des Nations Unies et d’autres fournisseurs régionaux de sécurité tels que l’Union africaine, l’OTAN et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Ils peuvent aussi aider les acteurs à s’appuyer sur leurs avantages comparatifs respectifs et à rechercher toute possibilité d’action collective, par exemple au moyen des mécanismes présentés dans l’Ambition 2 axée sur l’action collective. Des problématiques spécifiques, telles que le renouvellement des accords de paix (Berdal, 2021, pp. 137-164[33]) ou la réforme du secteur de la sécurité et une aide à ces fins, constituent le point de départ idéal d’un tel dialogue, étant donné leur pertinence au regard des processus de paix et des objectifs de développement à plus long terme. Au cours de l’année à venir, l’OCDE aura pour objectif de fournir une enceinte adéquate pour les dialogues autour du développement et de la paix organisés au sein du CAD et de l’INCAF.

Pour se doter d’une stratégie en faveur de la coopération pour le développement, il convient de reconnaître l’importance des besoins immédiats, mais aussi de ne pas perdre de vue les priorités à plus long terme et les aspects essentiels, et non pas seulement les symptômes, mais aussi les causes de la fragilité (Freedman, 2013, p. ix[34]). Afin de dissiper cette tension critique qui pèse sur l’efficacité, le CAD doit se lancer dans une réflexion spécifique et approfondie autour des changements de comportement nécessaires au niveau de l’ensemble de ses politiques, systèmes et partenariats, aussi bien au niveau des services centraux qu’au niveau des pays, ce qui permettra de créer un environnement propice à un impact à plus long terme sur le développement durable. Le CAD est en mesure de comprendre et d’évaluer les problèmes qui font obstacle à la coopération pour le développement dans les contextes fragiles et de communiquer dessus ; fort de cela, il recèle un potentiel inexploré en tant que messager stratégique à l’appui de la coopération pour le développement. Les chocs, les crises et l’incertitude géopolitique observés partout dans le monde, mis en évidence dans ce rapport, mettent le CAD au défi d’évoluer à nouveau sous son statut de chef de file mondial. Les ambitions présentées ci-dessus peuvent aider les partenaires au développement à trouver des voies pour sortir de l’incertitude et des crises. Pour le CAD, cette nouvelle évolution implique également de reconsidérer la façon dont il joue de son rôle de chef de file en harmonie avec celui de « leader-serviteur, en prise avec le monde qui l’entoure, ouvert aux idées nouvelles et disposé à guider à ses pairs, mais sans dominer » (OCDE-CAD, 2017[35]), notamment en tirant parti de son engagement collectif en tant que regroupement de bailleurs au niveau des pays. Sous l’impulsion du CAD dans ce rôle, les valeurs, les principes et le corpus de recommandations existants du CAD pourraient être complétés par la formulation d’une perspective stratégique ayant vocation à concentrer l’attention, les capacités et le potentiel collectif des membres et partenaires du CAD en vue de gérer la fragilité multidimensionnelle.

Références

[11] Ahmad, Y. et al. (2020), « Six décennies d’APD : éclairages et perspectives dans le contexte de la crise du COVID-19 », dans Les profils de coopération au développement, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/cb89577f-fr.

[13] Ahmad, Y. et E. Carey (2022), « Comment le COVID-19 et la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine remodèlent l’aide publique au développement (APD) », dans Les profils de coopération au développement, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/54b7b8bf-fr.

[33] Berdal, M. (2021), « The Afterlife of Peace Agreements », dans Weller, M., M. Retter et A. Varga (dir. pub.), International Law and Peace Settlements, Cambridge University Press, Cambridge, Royaume-Uni, https://www.cambridge.org/core/books/abs/international-law-and-peace-settlements/afterlife-of-peace-agreements/D35A07B67E8A7305DE44A268FBFDAB52.

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[30] Cheng, C., J. Goodhand et P. Meehan (2018), Securing and Sustaining Elite Bargains That Reduce Violent Conflict, Stabilisation Unit, Gouvernement du Royaume-Uni, Londres, https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/765882/Elite_Bargains_and_Political_Deals_Project_-_Synthesis_Paper.pdf.

[1] Collier, P. (2021), « Transition programs: A theory of scaffolding needed to build out of fragility », dans Chami, R., R. Espinoza et P. Montiel (dir. pub.), Macroeconomic Policy in Fragile States, Oxford University Press, Oxford, Royaume-Uni, https://doi.org/10.1093/oso/9780198853091.003.0003.

[29] Day, A. et J. Caus (2020), Conflict Prevention in an Era of Climate Change: Adapting the UN to Climate-Security Risks, Université des Nations Unies, New York, https://i.unu.edu/media/cpr.unu.edu/post/3856/UNUClimateSecurity.pdf.

[17] Day, A. et J. Caus (2020), Conflict Prevention in the Sahel: Emerging Practice Across the UN, Centre de recherche sur les politiques de l’Université des Nations Unies, New York, https://cpr.unu.edu/research/projects/conflict-prevention-in-the-sahel-emerging-practice-across-the-un.html.

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[34] Freedman, L. (2013), Strategy: A History, Oxford University Press, Oxford, Royaume-Uni.

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[19] Groupe de personnalités éminentes du G20 (2020), Making the Global Financial System Work for All, https://us.boell.org/sites/default/files/10-3-18_report_of_the_g20_eminent_persons_group_on_global_financial_governance.pdf.

[20] Hadley, S. et al. (2022), Country Platforms for Climate Change: Something Borrowed, Something New?, Overseas Development Institute, Londres, https://cdn.odi.org/media/documents/ODI_Emerging_analysis_Country_platforms_for_climate_action.pdf.

[4] Hoogeveen, J. et U. Pape (dir. pub.) (2020), Beyond, Data Collection in Fragile States: Innovations from Africa and Beyond, Palgrave Macmillan, Cham, Suisse/Banque mondiale, Washington, D.C.

[7] Jacquet, P. (2021), « Revisiting Knowledge for Development », blog OCDE « Development Matters », https://oecd-development-matters.org/2021/05/07/revisiting-knowledge-for-development/.

[18] Kelly, L. et J. Papoulidis (2022), « Country platforms in fragile states: A new path for development cooperation », Independent Evaluation Group blog, https://ieg.worldbankgroup.org/blog/country-platforms-fragile-states-new-path-development-cooperation.

[27] Lundsgaarde, E. (2019), « Danish Development Cooperation in Fragile States », DIIS Working Paper, n° 2019:10, Danish Institute for International Studies, Copenhague, https://pure.diis.dk/ws/files/2998922/DIIS_Working_Paper_2019_10_final.pdf.

[32] Mac Ginty, R. et O. Richmond (2013), « The local turn in peace building: A critical agenda for peace », Third World Quarterly, vol. 34/5, pp. 763-783, https://doi.org/10.1080/01436597.2013.800750.

[22] Marley, J., W. Stasieluk et J. Hesemann (2022), « Fragility in focus: Half way on Agenda 2030 ».

[9] OCDE (2022), L’égalité des genres et l’autonomisation des femmes et des filles : Orientations pour les partenaires au développement, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/2013737d-fr.

[6] OCDE (2022), The Humanitarian-Development-Peace Nexus Interim Progress Review, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/2f620ca5-en.

[12] OCDE (2021), Déclaration du CAD de l’OCDE sur une nouvelle approche visant à aligner la coopération pour le développement sur les objectifs de l’Accord de Paris sur les changements climatiques, https://www.oecd.org/fr/cad/comite-d-aide-au-developpement/cad-declaration-cop26.htm.

[28] OCDE (2020), Examens de l’OCDE sur la coopération pour le développement : Belgique 2020, Examens de l’OCDE sur la coopération pour le développement, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/83a41ee9-fr.

[3] OCDE (2019), Recommandation du CAD sur l’articulation entre action humanitaire, développement et recherche de la paix, Éditions OCDE, Paris, https://legalinstruments.oecd.org/fr/instruments/OECD-LEGAL-5019.

[5] OCDE (2018), États de fragilité 2018, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264308916-fr.

[24] OCDE (2018), Examens de l’OCDE sur la coopération pour le développement : Union européenne 2018, Examens de l’OCDE sur la coopération pour le développement, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264309517-fr.

[10] OCDE (2014), Guidelines for Resilience Systems Analysis, Éditions OCDE, Paris, https://www.oecd.org/dac/Resilience Systems Analysis FINAL.pdf.

[15] OCDE (à paraître), « Financing across the HDP nexus », Éditions OCDE, Paris.

[35] OCDE-CAD (2017), Pour un nouveau CAD face à un monde en mutation : tracer la voie à suivre pour demain – rapport du Panel de haut niveau, Éditions OCDE, Paris, https://one.oecd.org/document/DCD/DAC(2017)7/fr/pdf.

[26] Okai, A. (2021), UNDP Support to Conflict-affected Countries, Programme des Nations Unies pour le développement, New York, https://www.undp.org/speeches/undp-support-conflict-affected-countries.

[14] Oldekop, J. et al. (2020), « COVID-19 and the case for global development », World Development, vol. 134, p. 105044, https://doi.org/10.1016/j.worlddev.2020.105044.

[2] Schreiber, D. et S. Loudon (2020), « Fit for Fragility: Practice to Policy », OECD Development Co-operation Working Papers, n° 81, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/543d314e-en.

[25] Union européenne (2022), Capacity4Dev: Team Europe Initiatives - Laos, https://europa.eu/capacity4dev/tei-jp-tracker/laos?tab=tei.

[23] Union européenne (2022), Team Europe initiative and Joint Programme Tracker (dashboard), https://europa.eu/capacity4dev/tei-jp-tracker/dashboard.

[16] Zürcher, C. (2020), Meta-Review of Evaluations of Development Assistance to Afghanistan, 2008-2018, Ministère Fédéral Allemand de la Coopération Economique et du Développement, Berlin, https://www.sicherheitneudenken.de/media/download/variant/198198.

Notes

← 1. On peut citer par exemple les plans nationaux de développement, les examens nationaux volontaires au regard des ODD ; les évaluations pour le relèvement et la consolidation de la paix, notamment lors de la phase post-crise ; les analyses communes de pays ; les plans-cadres de coopération des Nations Unies pour le développement durable ; les cadres de partenariat-pays et autres dispositifs similaires ; et, dans certains contextes, des processus de réalisations collectives.

← 2. Les cadres de financement nationaux intégrés ont fait leur apparition dans les pays en développement, notamment dans les contextes fragiles. Ils sont centrés sur les budgets nationaux, les plans nationaux de développement et la réalisation des Objectifs de développement durable, mais exigent en général des administrations publiques un minimum de capacités, de légitimité et d’esprit d’initiative. Voir https://inff.org/assets/resource/state-of-inffs-2022_report.pdf.

← 3. Les travaux cités, menés par Day et Caus, étudient la façon dont le changement climatique peut exacerber les risques de conflit existants aujourd’hui, mais leurs avis en matière de prévention sont perçus comme ayant des applications plus vastes, sur l’ensemble des dimensions de la fragilité.

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