10. Étude de cas : Lutter contre les cyber-menaces, la désinformation et les fermetures de l’internet

Estelle Masse
Access Now
Marwa Fatafta
Access Now
Felicia Anthonio
Access Now
Verónica Arroyo
Access Now
  • Que ce soit par des fermetures de l’internet, des campagnes de désinformation ou des programmes d’identification numérique mal gérés, les États sont nombreux à restreindre les droits humains et les libertés fondamentales. Les programmes naissants de villes intelligentes présentent une menace pour la sécurité, la vie privée et les budgets publics.

  • Les pays en développement accusent du retard sur le plan des capacités en cybersécurité et de l’application des lois, faute des moyens, du savoir-faire technologique et de l’écosystème nécessaires pour réduire efficacement les risques et lutter contre la cybercriminalité.

  • Les acteurs de la coopération pour le développement devraient s’associer à la société civile afin d’évaluer l’impact des technologies et des outils numériques, de mieux apprécier les besoins des communautés et de réduire les risques.

La transformation numérique s’accompagne d’une panoplie de puissants outils innovants que les États peuvent déployer pour améliorer les services publics et la vie de leurs citoyens ou, au contraire, pour entraver la liberté d’expression et procéder à des activités de surveillance de masse. Depuis dix ans, le nombre de fermetures de l’internet a augmenté, et ce y compris en pleine pandémie de COVID-19, alors qu’une si grande partie de la vie économique et sociale du monde entier a dû passer au numérique. Cela étant, ces mêmes plateformes de médias sociaux qui rendent possibles les communications et sont propices à un esprit de communauté peuvent aussi héberger des discours de haine et des campagnes de désinformation. Les programmes d’identification numérique qui promettent une prestation plus efficace des services publics peuvent également exposer les données à caractère personnel à un risque de détournement et exclure les populations dépourvues de moyens de protection adéquats. Access Now surveille les usages qui sont faits des technologies numériques et en dénonce les utilisations détournées et les risques potentiels auxquels sont exposés les pouvoirs publics, les entreprises et la société civile.

En des moments critiques, les États imposent parfois des fermetures de l’internet, dont les violations des droits qu’elles provoquent ont des effets dévastateurs sur la vie des populations (Google, 2021[1]). En 2020, pas moins de 155 incidents documentés de fermeture de l’nternet dans 29 pays ont été recensés, alors même que des milliards de personnes se tournaient vers l’internet pour suivre leur scolarité, travailler et échanger pendant la crise du COVID-19 (Taye, 2021[2]). Au cours des cinq premiers mois de 2021 ont été dénombrées au moins 50 fermetures de l’internet dans 21 pays. La plus longue fermeture enregistrée est celle qui a débuté en novembre 2020 dans la région du Tigray en Éthiopie, déchirée par la guerre depuis un an. Elle a eu pour effet d’entraver l’acheminement de l’aide humanitaire, de perturber les activités des entreprises et d’empêcher les journalistes et les groupes de défense des droits de l’homme de rendre publics les abus perpétrés (Access Now, 2021[3]).

Des pouvoirs publics et des acteurs non étatiques se sont aussi servis des médias sociaux pour propager des discours de désinformation, de propagande ou de haine, pour s’ingérer dans les élections, utiliser à mauvais escient des données à caractère privé (Access Now, 2021[4]) et appliquer des lois discriminatoires. Dans ces cas-là, bien que les outils technologiques soient devenus un vecteur de préjudice, souvent les entreprises n’ont pas su anticiper les risques, les réduire ou y répondre. Des documents internes de Facebook sur les activités de l’entreprise « dressent un sombre tableau » (Garfield, 2021[5]). Par exemple, les Facebook Papers révèlent qu’à de multiples reprises, les employés ont critiqué le manquement de l’entreprise à limiter les posts incitant à la violence en Éthiopie (Access Now, 2021[6]) et ont alerté les dirigeants de la diffusion de propos incendiaires de la part d’« acteurs problématiques » (Mackintosh, 2021[7]). Malgré leur énorme déploiement au Moyen-Orient et en Afrique, à titre d’exemple, la plupart des entreprises technologiques n’établissent pas le dialogue avec la société civile dans la région ou n’embauchent pas de réviseurs de contenu et d’employés qui comprennent les langues, le contexte et les nuances s’appliquant au plan local (Gani, 2021[8]).

Des pouvoirs publics et des acteurs non étatiques se sont aussi servis des médias sociaux pour propager des discours de désinformation, de propagande ou de haine, pour s’ingérer dans les élections et utiliser à mauvais escient des données à caractère privé.  
        

Depuis quelques années, les administrations publiques et les acteurs du développement s’intéressent à l’élaboration de systèmes d’identification. Dans le cadre de son initiative d’identification pour le développement (ID4D)1, le Groupe de la Banque mondiale a mobilisé plus d’1 milliard USD pour soutenir des efforts d’inscription à l’état civil et des projets connexes dans plus de 45 pays (Banque mondiale, 2019[9]). Or dans de nombreux pays, le système d’identification numérique a été mis au point sans tenir compte au préalable de ses conséquences sur l’égalité, la vie privée et la sécurité des citoyens (Aggarwal et Chima, 2021[10]). Ce manquement soulève deux questions : premièrement, la nécessité ou non de conditionner l’accès aux services publics à la présentation d’une pièce d’identité officielle, et deuxièmement, l’exigence ou non de faire reposer les systèmes d’identification uniquement sur le numérique.

Dans les pays dotés d’un système d’identification numérique, il arrive que les citoyens soient tenus de s’enregistrer par un moyen d’identification en ligne pour demander des prestations ou avoir accès à des services essentiels tels que la santé, l’éducation et le vote. Or ces obligations ne se traduisent pas toujours par une amélioration du service. Dans certains cas, les programmes d’identification numérique ne font que transférer en ligne des services de mauvaise qualité. Ils peuvent également exclure des individus et des communautés entières. En Inde, par exemple, la présentation de la carte numérique Aadhaar est souvent obligatoire pour se faire vacciner et des centres de santé ont renvoyé des personnes alors même qu’elles étaient munies d’une autre pièce d’identité officielle (Chakravarti, 2021[11]). Ces systèmes ne tiennent pas compte de la fracture numérique qui existe en matière d’accès à l’électricité et à l’internet (Chandran, 2021[12]). Pas plus qu’ils ne se préoccupent des différences en matière d’accès à des appareils électroniques ou de maîtrise du numérique, ni de la discrimination structurelle et des inégalités qui sont à l’œuvre (Renaldi, 2021[13]).

En outre, alors que les administrations publiques collectent une mine de données personnelles, les garanties sont parfois insuffisantes pour en prévenir la fraude ou le vol, et des violations de données ont déjà eu lieu. Le Kenya a adopté en 2019 une loi relative à la protection complète des données (Access Now, 2021[14]) et l’Éthiopie, l’Inde et l’Ouganda étudient des projets de mesures de protection des données parallèlement à l’introduction de programmes d’identification numérique. Dès lors qu’elles sont bien faites, ces garanties protègent les droits des citoyens au-delà de la simple protection de la sécurité de leurs informations. Pour autant, la législation dans ces pays est soit au point mort, soit difficile à appliquer. D’autres pays ont précipité l’adoption de mesures de protection des données pour faire bonne figure, alors que la démarche aurait dû être fondée sur les droits humains, dans le respect de principes de transparence, de bonne gouvernance et de consultation publique.

La coalition #WhyID2, dirigée par Access Now, fournit aux administrations publiques une série de questions à se poser sur les objectifs, les besoins et les avantages à prendre en compte pour un programme d’identification numérique avant de procéder à sa mise en œuvre. Access Now publie également un guide de consignes (« à faire » et « à ne pas faire ») à l’intention des législateurs pour les aider à élaborer des lois sur la protection des données qui protègent le citoyen et lui donnent des moyens d’agir3.

Les effets positifs du passage au numérique requièrent des garanties de sûreté en ligne, de sécurité et de protection de la vie privée, et un cyberespace à la fois fiable et résilient. L’Union internationale des télécommunications a mis en garde contre le creusement des écarts en matière de cybercapacités, les pays les moins avancés manquant tout particulièrement des ressources, du savoir-faire technologique et de l’écosystème de cybersécurité nécessaires pour se prémunir efficacement des risques croissants de cybercriminalité et se préparer à faire face à des « acteurs opportunistes [qui tirent] parti de notre désir d’information » (UIT, 2020[15]). L’Encadré 10.1 décrit les lacunes en matière de connaissances et d’infrastructures en Afrique ainsi que les initiatives visant à aider les administrations publiques à renforcer leurs cybercapacités.

L’impact de la diffusion et de la commercialisation des technologies numériques sur la vie privée et les droits humains pose également des problèmes. Ainsi, des technologies numériques destinées à renforcer la sécurité dans les villes peuvent avoir un effet délétère sur les libertés. Dans les villes intelligentes, les habitants sont soumis au contrôle de capteurs, de caméras, de technologies biométriques et d’autres outils qui peuvent aboutir à une surveillance accrue. Les administrations publiques se gardent bien pour la plupart de se préoccuper de l’impact que peuvent exercer ces technologies sur la vie privée et les droits humains. Un grand nombre des villes intelligentes en Afrique, brandies comme solution pour éradiquer la pauvreté et la criminalité urbaine, sont considérées comme des échecs (Baraka, 2021[24]). Dans certains pays, le détournement des ressources au profit de ce type de ces projets s’est fait au détriment des dépenses de protection sociale et de bien-être. En outre, les systèmes technologiques censés résoudre des problèmes sociétaux se sont révélés inefficaces. À Nairobi, si la criminalité a chuté de 46 % la première année après l’installation en 2014 d’un système de surveillance du fabricant Huawei, elle a augmenté de 13 % en 2016, puis d’encore 50 % en 2017 (Baraka, 2021[24]).

Références

[14] Access Now (2021), Data Protection in Kenya: How is This Right Protected?, Access Now, Brooklyn, NY, https://www.accessnow.org/cms/assets/uploads/2021/10/Data-Protection-in-Kenya.pdf (consulté le 8 novembre 2021).

[4] Access Now (2021), « LGBTQI communities: Proud and secure online », page web, https://www.accessnow.org/lgbtqi-communities-proud-and-secure-online (consulté le 8 novembre 2021).

[6] Access Now (2021), Open letter to Facebook on violence-inciting speech: act now to protect Ethiopians, https://www.accessnow.org/open-letter-to-facebook-protect-ethiopians/ (consulté le 8 novembre 2021).

[3] Access Now (2021), « What’s happening in Tigray? Internet shutdowns avert accountability », page web, https://www.accessnow.org/tigray-internet-shutdowns (consulté le 8 novembre 2021).

[20] Agence de développement de l’Union africaine (2021), « Africa Cyber Capacity Building », Agence de développement de l’Union africaine, https://www.nepad.org/news/africa-cyber-capacity-building (consulté le 10 novembre 2021).

[10] Aggarwal, N. et R. Chima (2021), « Privacy for sale: India is pushing for more data exploitation, not personal data protection », Access Now Blog, https://www.accessnow.org/india-personal-data-protection (consulté le 8 novembre 2021).

[19] Banque africaine de développement (2021), « La Banque africaine de développement accorde un don de $2 millions pour renforcer la cybersécurité et accroître l’inclusion financière en Afrique », communiqué de presse, Banque africaine de développement, https://www.afdb.org/fr/news-and-events/press-releases/la-banque-africaine-de-developpement-accorde-un-don-de-2-millions-pour-renforcer-la-cybersecurite-et-accroitre-linclusion-financiere-en-afrique-42573 (consulté le 10 novembre 2021).

[17] Banque mondiale (2021), « Cybersecurity Multi-Donor Trust Fund », page web, https://www.worldbank.org/en/programs/cybersecurity-trust-fund.

[9] Banque mondiale (2019), « L’identification numérique peut multiplier le nombre d’opportunités accessibles aux plus vulnérables », Banque mondiale, Washington, D.C., https://www.worldbank.org/en/news/immersive-story/2019/08/14/inclusive-and-trusted-digital-id-can-unlock-opportunities-for-the-worlds-most-vulnerable (consulté le 8 novembre 2021).

[24] Baraka, C. (2021), « The failed promise of Kenya’s smart city », Rest of World, New York, N.Y., https://restofworld.org/2021/the-failed-promise-of-kenyas-smart-city (consulté le 8 novembre 2021).

[11] Chakravarti, A. (2021), « For Covid-19 vaccine Aadhaar is mandatory even if registration on CoWin done with other ID. Sort of. », India Today, https://www.indiatoday.in/technology/news/story/for-covid-19-vaccine-aadhaar-is-mandatory-even-if-registration-on-cowin-done-with-other-id-sort-of-1805290-2021-05-21 (consulté le 8 novembre 2021).

[12] Chandran, R. (2021), « India’s digital IDs for land could exclude poor, indigenous communities », Reuters, https://www.reuters.com/article/india-landrights-digital-idUSL8N2LT0E6 (consulté le 8 novembre 2021).

[23] CIPSEA (2019), Digital Rights in Africa: Challenges and Policy Options, Collaboration on International ICT Policy for East and Southern Africa, Kampala, https://cipesa.org/?wpfb_dl=287 (consulté le 12 novembre 2021).

[8] Gani, A. (2021), « Facebook’s policing of vitriol is even more lackluster outside the US, critics say », The Guardian, https://www.theguardian.com/technology/2021/oct/17/facebook-policing-vitriol-outside-us (consulté le 8 novembre 2021).

[5] Garfield, L. (2021), « What you need to know about the Facebook Papers », Access Now Blog, https://www.accessnow.org/facebook-papers-what-you-need-to-know (consulté le 8 novembre 2021).

[21] Global Forum on Cyber Expertise (2021), « AUC-GFCE Collaboration: « Enabling African countries to identify and address their cyber capacity needs » », Global Forum on Cyber Expertise, https://thegfce.org/auc-gfce-collaboration-enabling-african-countries-to-identify-and-address-their-cyber-capacity-needs (consulté le 10 novembre 2021).

[1] Google (2021), « The Current: The Internet shutdowns issue », Jigsaw 4, https://jigsaw.google.com/the-current/shutdown (consulté le 8 novembre 2021).

[18] Gouvernement du Royaume-Uni (2021), « UK pledges £22 million to support cyber capacity building in vulnerable countries », communiqué de presse, Gouvernement du Royaume-Uni, Londres, https://www.gov.uk/government/news/uk-pledges-22m-to-support-cyber-capacity-building-in-vulnerable-countries (consulté le 10 novembre 2021).

[22] Keystone Masterstudy (2021), « Masters programs in cybersecurity in Africa 2022 », page web, https://www.masterstudies.com/Masters-Degree/Cyber-Security/Africa.

[7] Mackintosh, E. (2021), « Facebook knew it was being used to incite violence in Ethiopia. It did little to stop the spread, documents show », CNN Business, https://edition.cnn.com/2021/10/25/business/ethiopia-violence-facebook-papers-cmd-intl/index.html (consulté le 8 novembre 2021).

[13] Renaldi, A. (2021), « Indonesia’s invisible people face discrimination, and sometimes death, by database », Rest of World, https://restofworld.org/2021/indonesias-invisible-people-face-discrimination-and-sometimes-death-by-database (consulté le 8 novembre 2021).

[2] Taye, B. (2021), Shattered Dreams and Lost Opportunities: A Year in the Fight to #KeepItOn, Access Now, Brooklyn, N.Y., https://www.accessnow.org/cms/assets/uploads/2021/03/KeepItOn-report-on-the-2020-data_Mar-2021_3.pdf.

[15] UIT (2020), Global Cybersecurity Index 2020, Union internationale des télécommunications, Genève, https://www.itu.int/dms_pub/itu-d/opb/str/D-STR-GCI.01-2021-PDF-E.pdf.

[16] Union africaine (2020), The Digital Transformation Strategy for Africa (2020-2030), Union africaine, https://au.int/sites/default/files/documents/38507-doc-dts-english.pdf.

Notes

← 1. Pour en savoir plus sur cette initiative, voir : https://id4d.worldbank.org.

← 2. Pour en savoir plus sur la coalition, voir : https://www.accessnow.org/whyid.

← 3. Pour plus d’informations, voir : https://www.accessnow.org/cms/assets/uploads/2019/11/Data-Protection-Guide-for-Lawmakers-Access-Now.pdf.

Mentions légales et droits

Ce document, ainsi que les données et cartes qu’il peut comprendre, sont sans préjudice du statut de tout territoire, de la souveraineté s’exerçant sur ce dernier, du tracé des frontières et limites internationales, et du nom de tout territoire, ville ou région. Des extraits de publications sont susceptibles de faire l'objet d'avertissements supplémentaires, qui sont inclus dans la version complète de la publication, disponible sous le lien fourni à cet effet.

© OCDE 2022

L’utilisation de ce contenu, qu’il soit numérique ou imprimé, est régie par les conditions d’utilisation suivantes : https://www.oecd.org/fr/conditionsdutilisation.