Chapitre 18. L’ACA et les autres approches de la prise de décisions

Il existe un large éventail de procédures d’aide à la décision. Ce chapitre montre qu’elles se distinguent par leur degré d’exhaustivité, c’est-à-dire par le degré auquel elles tiennent compte de tous les coûts et avantages. En règle générale, seule l’analyse multicritères (AMC) présente un degré d’exhaustivité aussi élevé que celui de l’ACA, et il pourrait même lui être supérieur si l’on considère les autres objectifs que l’efficience et l’incidence sur la répartition. Toutes les autres procédures limitent délibérément leur centre d’intérêt aux seuls avantages sanitaires ou environnementaux, par exemple, ou font abstraction des coûts. Les procédures varient également du point de vue du traitement réservé à la dimension temporelle. L’étude d’impact sur l’environnement et l’analyse du cycle de vie apportent à l’ACA des informations essentielles qui y seront intégrées et lui serviront de point de départ, bien que ces impacts puissent ne pas bénéficier du même type de traitement « en termes physiques » dans une analyse coûts-avantages. L’évaluation des risques, dont l’analyse santé-santé et l’analyse risque-risque sont également des variantes, a tendance à être exclusivement axée sur la santé humaine. Il en ressortessentiellement que toutes ces procédures ne sont pas interchangeables.

    

18.1. Introduction

Le présent ouvrage porte sur les développements récents de l’analyse coûts-avantages (ACA) appliquée au domaine de l’environnement. Les chapitres 16 et 17 ont établi que l’une des évolutions survenues tient à un large recours à l’ACA pour aider à la formulation concrète des orientations de l’action publique et au processus effectif de prise de décision, qu’il s’agisse de faire un choix entre diverses politiques ou entre différentes options d’investissement dans le cas des projets. Comme l’a mis en évidence le chapitre 17, pour bien comprendre l’utilisation qui en est faite, il est indispensable d’avoir une vision réaliste du processus d’élaboration des politiques, ainsi que de l’économie politique de l’ACA. La mise en œuvre effective de l’ACA présente une particularité : cet instrument n’est que rarement, voire jamais, le seul élément sur lequel s’appuie la prise de décision. Ce ne sera là une surprise pour personne, et beaucoup – dont la plupart des économistes – considéreront d’ailleurs que c’est une situation pleinement satisfaisante. En revanche, les avis des différents acteurs de ce processus analytique pourraient raisonnablement diverger sur un point : le poids à attribuer aux résultats de l’ACA dans les recommandations par rapport à ceux des autres outilsqui entrent en ligne de compte dans le processus d’élaboration des politiques et des projets.

Plusieurs raisons plaident en faveur de la prise en compte d’une série d’outils plutôt que d’un seul, dont les suivantes :

  • Le souhait de disposer de procédures qui prennent en considération les différents types d’éléments d’appréciation utiles pour la prise de décision. Cela peut refléter la prise de conscience du fait qu’aucun outil de formulation des politiques employé seul n’est à la hauteur de la tâche et que le recours à une série d’outils peut permettre de gommer les défauts supposés de chacun d’eux. Par exemple, certains outils peuvent être davantage adaptés à l’analyse des détails des solutions possibles, alors que d’autres conviennent mieux pour réfléchir aux choix stratégiques pour l’avenir qui peuvent conditionner ces détails.

  • La nécessité de combler le déficit d’informations et d’éléments d’appréciation qui subsiste en cas d’application incomplète d’une procédure particulière comme l’ACA. Par exemple, Dudley et al. (2017) dressent une liste de points à vérifier pour déterminer si la prise en compte des coûts et des avantages dans l’élaboration des politiques1 est conforme aux lignes directrices généralement admises concernant les bonnes pratiques. Un ou plusieurs de ces points peuvent ne pas être respectés dans la pratique, que ce soit par accident (difficulté à évaluer certains impacts, par exemple) ou délibérément (par exemple, culture politique qui apprécie différemment l’intérêt d’évaluer certains impacts ou les besoins en informations que suppose la décision considérée). Dans une partie de ces cas au moins, d’autres procédures peuvent également jouer un rôle important2.

  • Le souhait (connexe) de faire en sorte que les outils employés dans l’élaboration des politiques rendent compte de la pluralité des conceptions (voire des « systèmes de croyances ») au sujet du monde dans lequel les pouvoirs publics prennent leurs décisions. Ainsi, si un outil particulier repose sur des fondements théoriques difficilement acceptables aux yeux de certains, d’autres outils peuvent permettre aux points de vue différents de s’exprimer. Bien évidemment, la prise en compte simultanée de tous les points de vue dans le processus d’élaboration des politiques est une gageure, mais recourir à un éventail d’outils au lieu de s’en remettre à une seule approche pour recueillir les données utiles permet de rendre compte de la complexité de la réalité.

  • Le souhait de disposer de procédures qui puissent être largement comprises et n’imposent pas d’avoir recours à des experts, et qui soient peut-être plus participatives ou délibératives. Vu que les décideurs sont tenus de rendre compte de leur action et que les décisions doivent souvent recueillir une large adhésion, cette délibération remplit une fonction importante.

  • Le souhait (pragmatique) de disposer de procédures d’aide à la décision qui n’exigent pas autant d’informations. Il pourrait être lui-même la conséquence du souhait de disposer de procédures « rapides », car les décisions politiques ne peuvent pas toujours attendre les résultats d’une procédure qui nécessite beaucoup d’informations.

En plus de l’ACA, diverses techniques d’évaluation ont fait leur apparition dans le domaine de l’environnement au fil des ans. On peut citer les techniques suivantes (liste non exhaustive) :

  • Analyse coût-efficacité (ACE)

  • Évaluation des risques

    • Évaluation comparative des risques

    • Analyse risque-avantage

    • Analyse risque-risque

    • Analyse santé-santé

  • Évaluation environnementale

    • Étude d’impact sur l’environnement

    • Évaluation stratégique environnementale

    • Analyse du cycle de vie

  • Analyse multicritères

  • Approches participatives

  • Analyse de scénarios

Le présent chapitre examine tour à tour chacune de ces procédures. Faute de place, il ne pourra en présenter une évaluation détaillée (voir pour cela l’étude révisée de Jordan et Turpenny, 2015). En revanche, vu le centre d’intérêt du présent ouvrage, il a plus modestement pour objectif de déterminer la place de l’ACA dans cet éventail de procédures. Il importe de comprendre que le degré d’exhaustivité de ces procédures est très variable et que l’on ne peut présumer qu’elles sont toutes mutuellement substituables. De fait, comme on l’a déjà vu, il ne faut pas céder à la tentation de considérer qu’il s’agit d’approches interchangeables. Ainsi, certaines peuvent permettre de produire des informations qui sont essentielles à d’autres outils et procédures figurant dans la liste. Certaines procédures peuvent faire intervenir une panoplie d’approches (par exemple, utilisation de procédures participatives pour donner forme aux « scénarios » ou aux évaluations « coûts-avantages »). Les différentes procédures peuvent entrer en jeu à différents stades du cycle d’élaboration des politiques. En outre, comme indiqué précédemment, l’argument général (et raisonnable) souvent avancé, selon lequel chaque outil d’aide à la formulation des politiques n’est qu’un élément parmi d’autres à prendre encompte pour formuler des recommandations au sujet des décisions, a sans doute pour implication concrète que ces procédures doivent d’ordinaire être considérées en même temps.

18.2. Présentation (de certaines) des autres procédures

18.2.1. L’analyse coût-efficacité

Le moyen le plus simple de réfléchir à l’analyse coût-efficacité (ACE) est de postuler qu’il n’existe qu’un seul indicateur d’efficacité, E, et qu’il doit être comparé à un coût, C. Supposons à présent qu’il s’agisse d’évaluer un projet ou une politique unique. L’ACE exige dès lors que E soit comparé à C. La procédure habituellement utilisée consiste à calculer un ratio coût-efficacité (RCE) :

picture [18.1]

Il convient de remarquer que E est exprimé dans une unité environnementale alors que C l’est dans une unité monétaire. Le fait qu’ils soient exprimés en unités différentes a une incidence considérable qui est hélas largement négligée dans les travaux sur l’ACE. Si l’on examine un instant l’équation [18.1], il apparaît qu’un tel ratio a réellement un sens – puisqu’il pourrait par exemple correspondre à des dollars par hectare de terres sauvegardées. Mais il ne nous indique absolument pas si la politique de sauvegarde en question vaut la peine d’être mise en œuvre. En d’autres termes, l’ACE n’est d’aucun secours pour déterminer s’il convient ou non d’adopter quelque mesure de sauvegarde que ce soit. Il devrait être immédiatement évident qu’il ne peut être répondu à cette question à moins que E et C soient exprimés dans une même unité.

L’ACE peut uniquement donner des indications permettant de choisir entre plusieurs politiques (ou projets) lorsque l’on se trouve dans l’obligation d’opter pour l’une quelconque d’entre elles. Par extension, l’ACE offre la possibilité de classer n’importe quel ensemble de politiques toutes susceptibles d’être mises en œuvre, sous réserve toutefois qu’il faille nécessairement adopter au moins l’une d’entre elles. Pour ce qui est des limites de l’ACE, l’équation [18.1] devrait suffire pour montrer que toute une série de politiques classées en fonction de leur ratio coût-efficacité pourraient être adoptées sans que l’on ait l’assurance qu’aucune d’elles ne vaille réellement la peine d’être mise en œuvre. On ne peut en effet en juger que si l’on peut comparer les coûts et les avantages de sorte que l’on puisse dire que les premiers sont supérieurs (ou inférieurs) aux seconds. Il est de même indispensable que les coûts et les avantages soient exprimés en une même unité de compte, qui pourrait en théorie être de n’importe quelle nature. Dans l’ACA, il s’agit d’une unité de compte monétaire.

Si l’on suppose qu’il existe i = 1…n politiques potentielles et que nous désignons respectivement par Ci et par Ei les coûts et l’efficacité de chacune d’elles, l’ACE exige que nous classions ces politiques à l’aide de la formule suivante :

picture [18.2]

Ce classement peut être utilisé pour choisir autant de projets que le permet le budget disponible picture, ou, en d’autres termes :

picture [18.3]

Le choix de la façon de mesurer l’efficacité est un autre problème que pose l’ACE. Dans l’ACA, les avantages sont en principe mesurés par les préférences des individus telles qu’elles sont révélées par leur consentement à payer pour en bénéficier. Le jugement de valeur qui sous-tend l’ACA affirme la « souveraineté du consommateur » ou celle des « citoyens ». Cela revient à dire que les individus sont les meilleurs juges de leur bien-être. Le même jugement de valeur pourrait en théorie être porté dans l’ACE. L’efficacité pourrait en d’autres termes être mesurée au moyen d’une enquête sur les attitudes d’un échantillon aléatoire d’individus. Dans la pratique, l’ACE a tendance à utiliser des indicateurs d’efficacité choisis par les experts. Les raisons en sont les suivantes : (a) les experts sont mieux informés que les simples particuliers, notamment lorsqu’il s’agit de questions telles que la conservation des habitats, la protection des paysages, etc., et (b) il est plus rapide et moins onéreux d’obtenir ces indicateurs auprès d’experts que de chercher à déterminer les attitudes des individus.

18.2.2. Évaluation des risques

Comme on le verra plus loin, cette approche comporte un certain nombre de variantes. Toutes ont pour point commun de placer au premier plan de l’évaluation le degré de risque des mesures publiques ou nouveaux projets (par rapport à celui de l’inaction). Et si les praticiens de l’ACA pourraient faire valoir que celle-ci est capable de rendre compte de bien des manières des risques et incertitudes dans les recommandations formulées au sujet des politiques ou projets d’investissement envisageables, les approches fondées sur les risques ont pour avantage d’aborder ces aspects de façon plus directe et transparente. C’est pourquoi leur application aux côtés d’outils plus généraux d’aide à la formulation des politiques comme l’ACA mérite d’être envisagée.

Les évaluations des risques (ER) représentent une catégorie générale. Elles consistent à évaluer les risques pour la santé ou pour l’environnement (ou les deux) liés à un produit, un procédé, une politique ou un projet. Elles peuvent être exprimées sous différentes formes :

  • la probabilité qu’un certain effet sur la santé ou sur un écosystème se produise, par exemple une probabilité de décès de 1 pour 100 000 dans un certain délai du fait d’une exposition continue à quelque substance chimique ;

  • le nombre de cas enregistrés dans une population précisément définie, par exemple 10 000 décès prématurés par an au sein d’une population donnée ;

  • l’incidence par unité d’exposition, soit par exemple une augmentation de X % de la mortalité prématurée par unité de pollution atmosphérique ;

  • un niveau d’exposition « n’entraînant aucun effet » ; ainsi, en dessous d’un microgramme par mètre cube, il pourrait n’y avoir aucun effet sur la santé.

Les évaluations des risques pourraient ne pas être très aisées à traduire en règles de décision. Un des moyens d’y parvenir consisterait toutefois à comparer le niveau de risque réel ou estimé à un niveau « acceptable » lui-même défini d’après l’avis formulé par des experts ou au moyen d’une enquête publique. Ce seuil est fréquemment établi en examinant quels sont les risques « de tous les jours » qui ne peuvent être évités et en déterminant si la population s’en accommode ou non. Dans l’affirmative, ce niveau de risque pourrait être jugé acceptable. D’autres procédures qui tendent à être plus couramment utilisées peuvent définir le niveau de risque acceptable comme celui où le risque est nul, voire comme un niveau d’absence de risque assorti d’une considérable marge d’erreur. Les procédures qui s’attachent à établir quels sont les niveaux caractérisés par une « absence d’effets », par exemple pour les substances chimiques, définissent l’origine de ce que les économistes appelleraient une « fonction de dommages », mais ne peuvent éclairer la prise de décision, à moins qu’il s’agisse d’assurer un tel niveau de risque. Autrement dit, les points correspondant à une « absence d’effets » ne fournissent aucune information sur la « fonction dedommages ».

L’évaluation comparative des risques (ECR) implique une analyse des risques, mais ce, contrairement à l’ER, pour plusieurs politiques ou projets différents. Il s’agit dès lors de savoir quelle option retenir et la réponse de l’ECR à cette question est qu’il faut choisir celle qui comporte le moins de risques. Des efforts sont déployés pour « normaliser » l’analyse afin de pouvoir comparer des choses comparables. On pourrait ainsi vouloir choisir entre la production d’électricité à partir d’énergie nucléaire ou à partir de charbon. Une solution consisterait à normaliser les risques et à les exprimer par kilowattheure d’électricité produite, par exemple le nombre probable de décès par kWh. L’option associée au « taux de décès » le plus faible serait alors choisie. Cependant, dans cet exemple, le processus de normalisation ne s’étend pas aux coûts, si bien que l’ECR pourrait vouloir tenir également compte d’une autre dimension, à savoir des coûts monétaires imposés par la production d’un kWh. Une fois cette opération effectuée, l’attention tend à se déplacer vers l’analyse des coûts et des avantages – voir ci-dessus. Une question importante dans ce contexte concerne la nature des risques. « Un décès » paraît certes constituer une unité de compte homogène, mais dès lors que les individus ne sont pas indifférents à lamanière dont ce décès se produit ou à la question de savoir si l’exposition au risque est volontaire ou non, la normalisation n’en rend pas convenablement compte. Bien évidemment, cela suppose que le contexte (en l’espèce du risque de mortalité) est important ; or le chapitre 15 montre que les éléments d’appréciation disponibles sur ce point ne sont pas tranchés, même si l’on ne peut écarter entièrement l’existence de risques provoquant un « effet d’effroi ».

L’analyse risque-avantage (ARA), pour sa part, tend à prendre deux formes dont chacune peut être ramenée à un critère de décision d’un autre type. L’ARA ne constitue donc pas une procédure distincte. Dans le premier cas, elle tient compte des avantages, des coûts et des risques, ceux-ci étant assimilés à des coûts et évalués sous forme monétaire. La condition suivante doit donc être respectée pour qu’un projet ou une politique soit approuvé :

[Avantages – Coûts – Risques] > 0

Cette formule ne diffère guère du critère qui serait appliqué dans le cadre d’une ACA.

Dans le second cas, le critère de décision de l’ARA se réduit à celui utilisé dans l’ECR. Les avantages pourraient ainsi être normalisés pour être exprimés en « passagers-kilomètres », par exemple, l’élément de risque pouvant correspondre au taux de décès. Le « taux de décès par passager-kilomètre » pourrait alors être la variable qu’il s’agit de minimiser. Comme dans l’ECR, les coûts peuvent être ou non pris en considération. S’ils le sont, l’ARA tend à se confondre avec une ACA ou avec une analyse coût-efficacité.

Deux autres déclinaisons des approches centrées sur les risques examinent plus particulièrement les risques pour la santé. Ainsi, l’analyse risque-risque (ARR) pose la question de savoir comment ceux-ci évolueraient en présence et en l’absence d’une politique donnée. L’ACA aussi a souvent recours à l’approche qui consiste à comparer ce qui se passerait si la politique considérée était mise en œuvre à ce qui adviendrait si tel n’était pas le cas. Ce qui est nouveau, c’est plutôt qu’il est tenu compte du fait que la non-adoption d’une politique peut en soi imposer des coûts en termes de mortalité et de morbidité. Une politique d’interdiction de la saccharine ou de réduction de sa consommation pourrait ainsi être justifiée dans la mesure où elle diminuerait les risques pour la santé liés à cette consommation. Toutefois, la mise en œuvre d’une telle politique risquerait de pousser les consommateurs à se tourner vers le sucre pour remplacer la saccharine désormais interdite, accroissant par là même la morbidité. L’intérêt de l’ARR tient au fait qu’elle contraint les décideurs à examiner les réponses comportementales aux réglementations. Cependant, là encore, toutes les autres composantes dont il serait tenu compte dans une équation coûts-avantages sont ignorées, si bien que cette procédure ne peut être qualifiée de globale.

L’analyse santé-santé (ASS) est similaire à l’ARR, à ceci près qu’elle ne compare pas les risques découlant de la réaction comportementale suscitée par une politique à ce qu’ils seraient en son absence, mais compare la variation des risques entraînée par une politique aux risques liés aux dépenses nécessaires à sa mise en œuvre. Elle met à ce titre subtilement l’accent sur un aspect des politiques qui est aisément négligé. Les politiques ont en effet un coût et il faut bien trouver l’argent quelque part, aussi est-ce en fin de compte le contribuable qui aura à le supporter. Dès lors, si une fraction des impôts acquittés par les contribuables est affectée au financement de politiques destinées à sauver des vies, il s’ensuit une diminution de leurs revenus. Une partie de ce manque à gagner aurait autrement été dépensée dans des actions visant à sauver des vies ou à améliorer la santé des individus. L’impôt a donc pour conséquence d’accroître les risques pour la vie. L’ASS compare le nombre anticipé de décès évités grâce à la mise en œuvre d’une politique au nombre de décès qui seraient imputables au coût de cette dernière. En principe, les politiques qui coûtent davantage de vies qu’elles n’en sauvent ne sont pas souhaitables. L’ASS s’attache donc à estimer les coûts d’une politiquevisant à sauver des vies et le nombre de vies qu’elle permettrait d’épargner. Elle répartit ensuite ces coûts entre les ménages. Les risques pour la vie sont mis en relation avec les revenus des ménages au travers d’une analyse de régression afin de pouvoir estimer le nombre de vies perdues du fait des baisses de revenu. Une fois encore, il ne s’agit pas là d’une procédure globale : les politiques pourraient ne pas respecter le critère d’une ASS, mais satisfaire à celui d’une ACA, et vice versa.

18.2.3. Évaluation environnementale

De même qu’il existe différents types d’évaluations des risques, il existe différentes approches axées sur l’impact environnemental des politiques et des projets, que l’on classe dans la catégorie générale des « évaluations environnementales ». Comme on le verra, l’une de ces approches a pour fonction de quantifier les incidences environnementales en termes physiques (ou, lorsque ce n’est pas possible, de les analyser le cas échéant sous l’angle qualitatif). Elle permet donc de produire des informations de base essentielles sans lesquelles il serait tout simplement impossible de faire appel aux outils appliqués en aval, dont l’ACA. Aspect tout aussi important, cette évaluation axée sur l’environnement peut livrer de précieuses données sur le caractère critique des modifications de l’environnement provoquées par une politique ou un projet, et fournir ainsi des informations cruciales dans l’optique des problématiques de durabilité évoquées dans le chapitre 12. Enfin, d’autres outils d’évaluation environnementale peuvent permettre de déterminer la contribution des politiques et projets aux pressions cumulées exercées sur le milieu physique ou le cycle de vie des impacts environnementaux (de sorte que la quantification d’une série d’impacts indirects devient indiquée).

Ces outils environnementaux doivent être envisagés en premier lieu comme des procédures systématiques de collecte d’informations sur les impacts environnementaux d’un projet ou d’une politique et de mesure de ces impacts. C’est ce que l’on appelle généralement l’étude d’impact sur l’environnement (EIE). À l’évidence, l’EIE n’est pas une procédure d’évaluation globale, dans la mesure où elle ignore les effets et les coûts autres qu’environnementaux des politiques et projets. Un autre aspect moins évident, mais important, est de savoir si les impacts sur l’environnement sont consignés d’une façon qui rend compte de leurs variations dans le temps. En tout état de cause, l’EIE est un élément essentiel de toute procédure d’évaluation. Si l’on prend pour référence l’ACA, l’EIE constitue pour cette dernière une source fondamentale d’informations.

L’ACA tient compte des autres types d’incidence des projets et des politiques et elle va en outre plus loin que l’EIE dans la mesure où elle tente d’attacher une valeur monétaire aux impacts environnementaux. La plupart des EIE s’efforcent toutefois d’évaluer l’importance de ces derniers. Certaines d’entre elles peuvent aller encore plus loin et attribuer à chacun d’eux une note (selon leur ampleur) et un coefficient de pondération (en fonction de l’importance qui leur est accordée). Les coefficients de pondération pourraient être déterminés au moyen d’enquêtes publiques, mais ils sont le plus souvent établis par l’analyste lui-même. Contrairement à l’ACA, l’EIE n’est associée à aucune règle de décision formelle (telle que celle qui exige que les avantages soient supérieurs aux coûts), mais la plupart des analystes feront valoir qu’elle vise à trouver d’autres moyens de réduire au minimum les effets sur l’environnement, sans modifier pour autant sensiblement les avantages du projet ou de la politique en question.

Pour résumer :

  • l’EIE est un élément essentiel de toute procédure de prise de décision ;

  • les impacts peuvent être assortis d’une note et d’un coefficient de pondération, ou encore être intégrés dans une ACA à laquelle ils serviront de point de départ ;

  • l’EIE vise de façon générale à trouver les moyens de réduire au minimum les effets sur l’environnement sans pour autant modifier (sensiblement) les coûts et les avantages du projet ou de la politique en question.

L’évaluation stratégique environnementale (ESE) est similaire à l’EIE, mais tend à opérer à un niveau de décision « plus élevé ». Elle ne s’applique pas à des projets ou des politiques envisagés isolément, mais à des programmes d’investissement ou des politiques dans leur ensemble. Elle a pour objectif de chercher des synergies entre les politiques et les projets pris individuellement et d’évaluer de façon plus globale les solutions de rechange. Une ESE est mieux adaptée qu’une EIE lorsqu’il s’agit de répondre à des questions comme celle de savoir s’il est même réellement indispensable de mettre en œuvre la politique ou le projet considéré et, si oui, quelles sont les différentes options envisageables. C’est pourquoi l’ESE est réputée plus proactive que l’EIE, qui tend plutôt à être de nature réactive. Cette proactivité signifie en l’occurrence que l’on cherchera probablement à concevoir du mieux possible les programmes (du point de vue environnemental) au lieu d’accepter de retenir une option donnée quitte à devoir en réduire ensuite au minimum les impacts environnementaux. Là encore, bien qu’elle couvre de plus larges sujets de préoccupation, l’ESE ne constitue pas pour autant une procédure globale d’aide à la décision. Les problèmes de délais, les coûts de quelque nature qu’ils soient, ou encore les coûts et avantages non environnementaux, n’y occupent pas forcément une place de premier plan. L’ESE s’efforce toutefois jusqu’à un certain point d’examiner quelques-unes des questions qui seraient abordées dans une ACA – en appliquant par exemple le principe fondamental consistant à comparer ce qui se produirait si la politique considérée était mise en œuvre à ce qui adviendrait si tel n’était pas le cas, mais aussi en envisageant des solutions de rechange. Un point essentiel que l’ESE peut prendre en compte est le degré auquel une politique ou un projet marginal en apparence exerce un impact cumulé sur le milieu physique en général ou sur un actif naturel en particulier.

L’analyse du cycle de vie (ACV) apporte un autre éclairage en ce qu’elle ne prend pas uniquement en considération les impacts directs d’un projet ou d’une politique, mais bien l’ensemble du « cycle de vie » de ces impacts. Supposons que le problème consiste à décider quel est le « meilleur » type d’emballage pour un produit, par exemple un jus de fruits. Les décideurs pourraient ainsi avoir à choisir entre cartons, bouteilles et boîtes. L’ACV examinerait dès lors quels sont les impacts environnementaux de chacune des options en tenant compte non seulement des matériaux nécessaires en amont à la fabrication de l’emballage (bois et plastique, verre, métaux…), mais aussi de leur mode d’élimination en aval, après que les consommateurs ont consommé le jus de fruits. Elle prendrait également en considération les impacts environnementaux de l’extraction des matières premières et ceux liés à l’enfouissement des déchets, à leur incinération, etc.

Les ACV commencent par dresser un inventaire des impacts, lesquels font ensuite l’objet d’une évaluation afin d’en déterminer l’ampleur et d’établir quel est le coefficient de pondération qui doit leur être attaché. Si l’on en juge par rapport à l’ACA, l’ACV représente fondamentalement le pendant physique des études d’impact sur l’environnement sur lesquelles s’appuie l’analyse coûts-avantages. L’ACV n’offre par elle-même aucune règle de décision évidente pour approuver ou écarter les politiques et les projets. Certains y voient un outil global d’aide à la décision, mais l’ACV ne tient (généralement) pas compte des coûts et des avantages non environnementaux. Toutefois, lorsqu’il s’agit de faire un choix entre plusieurs options (nous pouvons ainsi opter pour les boîtes, les bouteilles ou les cartons, mais nous ne pouvons décider de nous passer des trois), si toutes choses sont égales par ailleurs, l’ACV opère de la même manière qu’une analyse coût-efficacité (voir ci-dessus).

18.2.4. Approches multicritères

Les approches multicritères abordent de multiples dimensions des politiques et projets d’investissement, et présentent l’avantage de les examiner à l’intérieur d’un dispositif analytique unique. Ainsi, s’il s’agit d’envisager dans un seul et même cadre des indicateurs correspondant à différents paramètres à prendre en compte dans la décision – « efficience », « efficacité », « équité », « simplicité administrative et gouvernance » –, les approches multicritères offrent un instrument utile pour le faire de façon cohérente. Elles vont donc plus loin que l’ACA, qui ne peut prendre en considération ces paramètres que dans la mesure où il existe des évaluations monétaires robustes pour en rendre compte. Mais comme dans le cas de l’ACA, cette globalité peut avoir pour contrepartie une difficulté à démêler les multiples impacts, et des débats importants sur les « éléments » des décisions possibles risquent d’être noyés dans l’analyse du devenir de « l’ensemble ».

L’une de ces approches – l’analyse multicritères (AMC) – est à bien des égards semblable à l’ACE, mais elle a recours à de multiples indicateurs de l’efficacité. L’ACE aussi fait en principe appel à de multiples indicateurs, mais elle ressemble de plus en plus à des modèles simples d’AMC, étant donné que les divers indicateurs d’efficacité, mesurés dans différentes unités, doivent être normalisés moyennant leur conversion en notes puis agrégés par le biais d’un système de pondération. Comme dans l’ACE, le coût de la politique ou du programme est toujours (ou devrait toujours être) un des indicateurs retenus dans une AMC. Les étapes d’une AMC sont les suivantes :

  • Les buts ou objectifs de la politique ou de l’investissement sont tout d’abord définis.

  • Ces objectifs ne sont pas préétablis, pas plus qu’ils ne sont uniques (comme c’est le cas dans l’ACA, pour laquelle l’augmentation de l’efficience économique constitue le principal objectif), et ils sont choisis par les « décideurs ».

  • Les décideurs sont généralement des fonctionnaires dont les choix sont censés refléter des préoccupations d’ordre politique.

  • L’AMC a donc tendance à s’appuyer sur les préférences des experts. Les préférences du public peuvent aussi bien être que ne pas être prises en considération.

  • Les « critères » ou « caractéristiques » qui aideront à atteindre les objectifs sont ensuite choisis. Les objectifs et les critères ont parfois tendance à être confondus, et il peut alors être difficile de les distinguer. Les critères correspondent toutefois en règle générale aux caractéristiques d’un bien qui permettent d’atteindre l’objectif visé.

  • Ces critères peuvent être ou non mesurés en termes monétaires, mais l’AMC se distingue de l’ACA par le fait que les critères n’y sont pas tous exprimés sous forme monétaire.

  • Une note et un coefficient de pondération sont ensuite attachés à chaque option (c’est-à-dire aux différents moyens d’atteindre l’objectif). Pour reprendre l’exemple ci-dessus, une politique pourrait se voir attribuer la note de 6 sur 10 pour un certain effet, celle de 2 sur 10 pour un autre et celle de 7 sur 10 pour un troisième. Les experts peuvent à leur tour juger que le premier effet est deux fois plus important que le second, mais deux fois moins que le troisième. Les coefficients de pondération seraient alors respectivement de 2, 1 et 4.

  • Dans la variante la plus simple de l’AMC, le résultat final revêt la forme d’une moyenne pondérée des notes pour chacun des critères, l’option dont la note pondérée est la plus élevée étant la « meilleure ». Des techniques plus sophistiquées pourraient être utilisées pour des décisions plus complexes.

  • Pour surmonter les problèmes qui découlent de la nécessité que les critères soient indépendants les uns des autres (en d’autres termes, les préférences exprimées par les experts sur la base d’un critère donné devraient être indépendantes du jugement porté par eux sur cette même option en s’appuyant sur un autre critère), des techniques plus complexes pourraient être utilisées, dont notamment la « théorie de l’utilité multicritères ». Cette dernière tend à être trop complexe pour la plupart des prises de décision concrètes.

La formule à appliquer pour calculer la note finale attribuée à un projet d’investissement ou une politique est la suivante si l’on fait appel à la variante la plus simple de l’AMC :

picture [18.4]

i est la iième option, j le jième critère de sélection, m le coefficient de pondération et S la note.

L’AMC adopte un point de vue plus large que l’ACE dans la mesure où elle tient explicitement compte de la multiplicité des objectifs. Certains aspects de l’AMC sont toutefois controversés :

  • Comme dans le cas de l’ACE, lorsque l’on compare l’efficacité aux coûts sous la forme d’un ratio, l’AMC ne peut fournir aucune indication quant à savoir s’il convient réellement d’adopter quelque projet d’investissement ou quelque politique que ce soit. Son domaine d’application se limite au choix entre plusieurs options dont l’une au moins doit être mise en œuvre. L’AMC et l’ACE sont donc « efficientes » dans la mesure où elles visent à assurer une efficacité maximale pour une unité de coût donnée, mais elles peuvent néanmoins être « inefficientes » du point de vue économique. L’annexe 18.A1 illustre plus en détail ce problème et montre que l’AMC n’aboutit au même résultat qu’une ACA que lorsque (a) les notes attribuées aux différents critères sont les mêmes, (b) les coefficients de pondération qui leur sont attachés dans le cadre de l’AMC correspondent aux prix fictifs dans l’ACA et (c), qui est une conséquence de (b), le coefficient de pondération appliqué aux coûts est égal à un.

  • L’AMC s’appuie généralement sur les notes et coefficients de pondération établis par les experts. L’AMC n’est donc pas aussi « démocratique » que l’ACA, dans le cadre de laquelle les unités monétaires reflètent les préférences des individus plutôt que celles des experts. La « matière première » de l’ACA est en d’autres termes formée par une série de « votes » individuels, quoique pondérés en fonction du revenu, alors que les experts ne sont pas élus et peuvent donc ne pas avoir à rendre de comptes aux individus ayant exprimé ces « votes ».

  • L’AMC tend en revanche à être plus « transparente » que l’ACA dans la mesure où les objectifs et les critères y sont en règle générale explicitement et non implicitement définis. Du fait de la multiplicité des objectifs dont elle tient compte, l’AMC est toutefois dans la plupart des cas moins transparente que l’ACE, qui ne prend en considération qu’un unique objectif.

  • On ignore souvent jusqu’à quel point l’AMC tient compte des problèmes d’actualisation dans le temps et de variation des valeurs relatives.

  • L’incidence sur la répartition figure d’ordinaire parmi les éléments que l’AMC vise à déterminer, et il est donc possible d’en tenir clairement compte.

18.2.5. Approches participatives

Lorsque le système politique se préoccupe de l’intérêt public, il est probable qu’il mette l’accent sur la consultation et la participation, en faisant peut-être appel à des approches plus délibératives de la formulation de l’action publique. Cela devrait aussi concerner les praticiens de l’ACA. La raison en est que le manque de participation peut aisément susciter une opposition à un projet ou une politique, ce qui en rend difficile la mise en œuvre et fait qu’il est coûteux de revenir dessus. La participation peut également permettre de mieux concevoir les politiques et les projets puisque les personnes les plus directement intéressées connaissent de plus près les problèmes en cause que les analystes et les décideurs.

Si l’on peut faire valoir que certaines techniques d’évaluation employées dans les ACA environnementales – notamment les approches fondées sur les préférences déclarées – donnent lieu à une consultation directe des individus et permettent de recueillir leurs préférences au sujet des changements de politiques et des nouveaux projets, l’ACA n’en constitue pas pour autant à proprement parler une approche participative ou délibérative. Par exemple, dans les études fondées sur les méthodes des préférences déclarées, les valeurs monétaires sont généralement obtenues dans le cadre d’un échange individuel entre un enquêteur (indépendant) et une personne interrogée séparément des autres ou, de plus en plus souvent, par l’intermédiaire de plates-formes en ligne certes efficientes, mais qui ont l’inconvénient d’être impersonnelles. Le chapitre 4 n’en fait pas moins état d’un petit nombre d’études qui mettent en évidence la possibilité d’adapter ces approches pour y intégrer des éléments plus délibératifs.

Pour déterminer si des outils particuliers sont suffisamment participatifs, il n’est pas inutile de revenir sur la définition de la « participation ». Il apparaît en effet que ce terme a au moins trois acceptions pertinentes selon qu’il recouvre : (a) la participation en tant que moyen de consultation, le but étant d’assurer que les préférences des parties intéressées sont prises en compte ; (b) la participation en tant que moyen d’influence, l’objectif étant de garantir que les parties intéressées influent sur l’orientation et sur la forme du projet ou de la politique en cause ; et (c) la participation en tant que moyen de partage des avantages, où il s’agit de faire en sorte que les parties intéressées recueillent une partie des avantages engendrés. Bien souvent, ce que l’on entend par participation ne correspond pas tant à la nécessité de prendre acte des préférences du public qu’à celle de se concerter avec les groupes de pression qui feraient sinon barrage à la politique envisagée. Ce sont les sens (b) et (c) ci-dessus et non le sens (a) qui ont de l’importance dans le cadre du processus de décision politique. C’est pourtant le sens (a) qui sous-tend l’ACA alors que (b) et (c) n’y ont aucune place. Il y a là encore lieu de garantir la participation en ayant recours à d’autres outils aux fins de formulation des politiques.

Comme le relèvent Hisschemöller et Cuppen (2015), il n’existe pas forcément une typologie à proprement parler des outils participatifs. En revanche, ce qui fait d’après eux le lien entre les approches participatives, ce sont les efforts faits pour intégrer au processus un dialogue utile – sous une forme ou une autre – au lieu de s’en remettre aux seuls jugements des experts (et politiques). À cette aune, plusieurs outils familiers de formulation des politiques sont participatifs dès lors qu’ils sont appliqués de façon à mettre ainsi l’accent sur le dialogue. Ce pourrait être le cas, par exemple, d’une AMC dans le cadre de laquelle un dialogue est établi entre les participants (parties concernées par la décision) et les analystes sur les différentes dimensions du choix d’une politique ou d’un projet ainsi que sur le poids à attribuer à chacune d’elles. Cela peut également comprendre les ACA selon la façon dont elles sont conduites avec les intéressés (par exemple, recours à des approches délibératives faisant appel à des groupes de réflexion et des jurys citoyens).

À titre d’exemple, l’Agence de l’environnement anglaise fait largement appel à l’ACA pour éclairer ses décisions quant aux moyens d’atteindre les objectifs fixés par les pouvoirs publics, notamment en matière de gestion des bassins versants. Pour ce faire, elle recourt notamment à la participation afin de renforcer la transparence et l’adhésion à l’égard des ACA qu’elle réalise, de l’ensemble d’outils qu’elle emploie pour attribuer une valeur aux changements de qualité de l’eau et de la façon dont les données correspondantes sont ensuite utilisées3. En l’occurrence, les parties prenantes (organisations de défense de l’environnement, compagnies des eaux et autres groupes concernés) sont invitées à délibérer sur les modalités de réalisation de cette analyse, et notamment à formuler des recommandations concernant les valeurs, environnementales par exemple, à utiliser avec les outils. Bien entendu, comme dans toute délibération de ce type, le risque est que les intéressés préconisent l’usage d’éléments d’appréciation qui servent leurs intérêts. Cependant, cette délibération conjuguée à un examen attentif des recommandations peut permettre de mettre à profit de nouvelles informations au sujet des politiques ou projets envisageables et de légitimer les décisions.

18.2.6. Analyse de scénarios

Les outils tels que l’ACA fournissent une prévision de l’avenir. Ils peuvent notamment prévoir les coûts et les avantages qui découleront de la mise en œuvre de certains changements de politique ou projets d’investissement possibles. Toutefois, ils peuvent aussi en principe servir à examiner les impacts à un stade plus précoce du cycle d’élaboration des politiques, par exemple lorsque le problème posé aux pouvoirs publics reste encore à définir précisément (tout comme les réponses adaptées). La prévision offre un instrument relativement précis dans ce contexte vu le degré de quantification qu’elle implique. En outre, l’application d’outils de nature plus exploratoire, voire abstraite, peut aussi être profitable au processus de formulation des politiques, surtout si les lignes d’action envisageables (et leurs conséquences) ne sont pas encore bien définies.

L’analyse de scénarios (AS) est l’un de ces outils. Selon la définition de Pérez-Soba et Maas (2015), elle se situe quelque part entre la spéculation et la prévision. En l’occurrence, la seconde est adaptée aux problèmes relativement peu complexes et peu incertains (ou du moins aux cas où cette incertitude est gérable sur le plan analytique – voir en particulier le chapitre 9), alors que la première correspond aux situations inverses (fort degré de complexité et véritable incertitude). Par conséquent, d’après Pérez-Soba et Maas, l’AS convient pour les problèmes d’orientation de l’action qui présentent des caractéristiques intermédiaires. Comme il s’agit d’un instrument exploratoire, elle permet de tester les conséquences d’avenirs possibles qui sont plausibles (c’est-à-dire qui peuvent se réaliser) mais divers, et qui mettent en jeu des éléments nouveaux comme des surprises et des chocs. L’un de ses points forts peut être de donner une idée d’une stratégie et d’un fil directeur crédibles (plutôt que des plans détaillés), même si les implications socio-économiques et environnementales globales des scénarios choisis importent bien évidemment aussi. Cette forme de prospective ne consiste pas seulement à concevoir des scénarios. Elle peut aussi donner lieu à des « rétropolations » ou partir d’un scénario futur particulier (jugé parexemple durable ou souhaitable) et revenir en arrière pour voir comment ce résultat peut être obtenu.

L’évaluation des écosystèmes nationaux du Royaume-Uni réalisée en 2011 (UK National Ecosystems Assessment ou NEA) permet d’illustrer le recours à l’AS. Au total, six scénarios – ou « canevas » – ont été définis dans ce contexte, explorant chacun une trajectoire d’évolution différente de la gestion des services écosystémiques. Certains de ces scénarios ont privilégié la croissance économique (définie de façon restrictive comme la croissance du PIB) ou la sécurité nationale. Dans ce contexte, le rôle des services écosystémiques dans le développement a été minimisé au détriment, peut-être, de l’expansion et de l’intensification de l’agriculture. Dans d’autres scénarios, le renforcement des services écosystémiques occupe à l’avenir une place centrale et primordiale. Cependant, les canevas sont conçus de plusieurs façons. Ainsi, dans l’un des scénarios, il s’agit principalement de faire en sorte que ces services soutiennent davantage l’économie dans son ensemble (fourniture d’intrants directs et indirects pour l’activité économique), alors que dans un autre, ils sont surtout cantonnés au rôle d’aménité pourvoyeuse de paysages protégés (et peut-être de beauté intrinsèque) et on ne se pose pas la question de savoir ce qu’ils « peuventfaire » pour l’économie.

Chacun de ces scénarios implique des trajectoires particulières en ce qui concerne les politiques, les projets et les comportements humains. Un volet important de cette AS consiste donc à appréhender les différences et les similitudes entre les scénarios. Pour les praticiens de l’ACA, cette approche peut manquer de précision par rapport à l’ACA, mais c’est bien là l’aspect essentiel : on peut considérer que l’AS est d’autant plus utile qu’il est impossible de faire preuve de précision du fait de la nature du problème. En revanche, il peut être possible d’être précis en ce qui concerne certains éléments du problème. Pour reprendre l’exemple ci-dessus, un autre chapitre de la NEA de 2011 a examiné les moyens de transformer les scénarios en prévisions. Vu que chaque scénario impliquait une trajectoire différente concernant les services écosystémiques, s’il était possible de quantifier et d’évaluer certains d’entre eux, l’envergure des avantages écosystémiques – dans le cadre d’un scénario particulier – pouvait être établie de cette façon. En l’occurrence, cette évaluation a été appliquée au stockage du carbone et aux usages récréatifs de la nature, et le résultat a été comparé à la valeur de la production agroalimentaire dans ces différents scénarios, ce qui a contribué à cadrer la réflexion des responsables de l’élaborationdes politiques sur ces avenirs possibles.

18.3. Conclusions

Il existe un large éventail de procédures pour orienter la prise de décision. Ce chapitre montre qu’elles se distinguent par leur degré d’exhaustivité, c’est-à-dire par le degré auquel elles tiennent compte de tous les coûts et avantages. En règle générale, seule l’AMC présente un degré d’exhaustivité aussi élevé que celui de l’ACA, et il pourrait même lui être supérieur si l’on considère les autres objectifs que l’efficience et l’incidence sur la répartition. Toutes les autres procédures limitent délibérément leur centre d’intérêt à des catégories d’impacts spécifiques, comme les risques pour la santé ou les effets environnementaux, ou font abstraction des coûts. Les procédures varient également du point de vue du traitement réservé à la dimension temporelle. Certaines approches comme l’EIE apportent à l’ACA des informations de base essentielles, bien que les impacts correspondants puissent ne pas bénéficier du même type de traitement « en termes physiques » dans une analyse coûts-avantages.

Le message qui se dégage est que ces différentes procédures ne sont pas interchangeables, et c’est bien là le point essentiel. Les praticiens de l’analyse coûts-avantages acceptent l’idée que l’ACA n’est qu’un élément parmi d’autres qui entre dans l’élaboration de recommandations pour la prise de décision en matière de politiques et de projets d’investissement. Les autres outils peuvent apporter les éléments supplémentaires. En fait, il est possible que, loin de nuire à l’utilité de l’ACA, ils la renforcent, par exemple en légitimant ses recommandations par un plus large recours à la délibération dans le cadre de la formulation des politiques.

Il ne faut pas en conclure pour autant que « tout est possible ». Le débat sur les relations entre l’ACA et les autres procédures part souvent d’une réflexion critique sur les limites de la première : qu’est-ce que l’ACA omet de prendre en compte et comment combler ces lacunes apparentes par des approches complémentaires ? De même qu’il est primordial de faire preuve de sens critique dans l’utilisation de l’ACA, il convient à l’évidence d’analyser de façon critique les autres approches préconisées et d’en évaluer les applications pratiques à l’aune des critères pertinents comme ceux définis dans les lignes directrices officielles.

Références

Dudley, S. et al. (2017), « Consumer’s guide to regulatory impact analysis: ten tips for being an informed policymaker », Journal of Benefit-Cost Analysis, vol. 8, n° 2, pp. 187-204, https://doi.org/10.1017/bca.2017.11.

Hisschemöller, M. et E. Cuppen (2015), « Participatory assessment: Tools for empowering, learning and legimating », in Jordan, A. et J.R. Turnpenny (éd.), The Tools of Policy Formulation: Actors, Capacities, Venues and Effects, Edward Elgar, Cheltenham.

Jordan, A. et J.R. Turnpenny (éd.), The Tools of Policy Formulation: Actors, Capacities, Venues and Effects, Edward Elgar, Cheltenham.

Pérez-Soba, M. et R. Maas (2015), « Scenarios: Tools for coping with complexity and future uncertainty? », in Jordan, A. et J.R. Turnpenny (éd.), The Tools of Policy Formulation: Actors, Capacities, Venues and Effects, Edward Elgar, Cheltenham.

UK NEA (2011), National Ecosystem Assessment: Technical Report, PNUE-WCMC, Cambridge.

Annexe 18.A1. Analyse multicritères et option « ne rien faire »

Pour que l’option « ne rien faire » puisse être correctement prise en compte dans une évaluation, il faut que les coûts et les avantages soient exprimés en une même unité. Lorsqu’elle se présente de la même manière qu’une analyse coût-efficacité, de multiples critères d’efficacité étant comparés aux coûts sous la forme d’un ratio, l’AMC ne peut évaluer l’option « ne rien faire ». La raison en est que les notes pondérées correspondent de fait au degré d’efficacité alors que les coûts sont mesurés en termes monétaires. Le numérateur et le dénominateur ne sont pas exprimés en une même unité. Le moyen d’« échapper » à ce problème consiste à attacher aux coûts une note (qui est d’ordinaire égale à la valeur absolue du coût monétaire) ainsi qu’un coefficient de pondération. Si nous considérons que les notes pondérées sont exprimées en « utils » (ou en toute autre unité de compte), l’AMC peut tenir compte de l’option « ne rien faire ». Si son ratio avantages/coûts est inférieur à un, l’option « ne rien faire » doit être écartée. Il en va de même si les avantages représentent un moindre nombre d’utilsque les coûts.

L’AMC peut ainsi être modifiée pour tenir compte de l’option « ne rien faire ». Il peut toutefois être aisément démontré que, sous des conditions très restrictives, l’AMC aboutira au même résultat que l’ACA.

Le tableau 18.A1 indique la procédure appliquée dans l’AMC sous sa forme simple. Supposons que les notes soient respectivement les suivantes : E1 = 10, E2 = 5 et E3 = 30. Ces notes sont multipliées par les coefficients de pondération retenus, à savoir W1 = 4, W2 = 6, W3 = 10. Le coefficient de pondération appliqué aux coûts est égal à un. La somme des notes pondérées montre que l’option « faire quelque chose » constitue un « bon » choix. Si l’on suppose que les coefficients W1… W3 sont des prix, le tableau 18.A1 pourrait correspondre à une ACA, autrement dit l’AMC et l’ACA aboutiraient à des résultats strictement identiques.

Tableau 18.A1. Données pondérées pour une AMC, le coefficient de pondération des coûts étant égal à un

« Faire quelque chose » : notes brutes

« Faire quelque chose » : notes pondérées

Coûts

- 50

- 50

E1

+10

+ 40

E2

+ 5

+ 30

E3

+30

+300

Somme des notes (pondérées)

- 5

+320

Le tableau 18.A1 montre l’importance du choix des coefficients de pondération. Une approche « non pondérée » (c’est-à-dire dans laquelle le coefficient de pondération attaché aux notes brutes serait égal à un) amènerait à écarter la politique envisagée alors que l’approche pondérée inciterait à la retenir. Néanmoins, pour autant que les coefficients de pondération indiqués au tableau 18.A1 correspondent aux prix dans l’ACA, cette dernière et l’AMC aboutiront au même résultat.

Pour finir, si nous supposons que, dans le cadre de l’AMC, les coefficients de pondération attachés à chacun des critères ou caractéristiques sont égaux aux prix fictifs correspondants et que celui appliqué aux coûts s’élève par exemple à 8, les coûts pondérés atteindraient dès lors - 400 au tableau 18.A1 et l’analyse multicritères amènerait en définitive à écarter l’option « faire quelque chose ».

Nous pouvons résumer de la façon suivante les conditions qui doivent être satisfaites pour que l’ACA et l’AMC aboutissent au même résultat :

  1. Les notes attribuées aux différents critères doivent être les mêmes,

  2. Les coefficients de pondération qui leur sont attachés dans le cadre de l’AMC doivent correspondre aux prix fictifs, et en particulier :

  3. Le coefficient de pondération appliqué aux coûts doit être égal à un.

Notes

← 1. En l’occurrence, cette étude s’inscrit dans le contexte de l’analyse de l’impact de la réglementation aux États-Unis.

← 2. Par exemple, si on se réfère à certaines des procédures examinées vers la suite de ce chapitre, il peut s’agir de définir les objectifs de l’action publique en termes physiques, de recourir à une forme d’évaluation environnementale ou fondée sur les risques et de formuler les politiques en fonction des options qui permettent de produire les résultats voulus avec le meilleur rapport coût-efficacité.

← 3. Steve Arnold, UK Environment Agency, entretien personnel.

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