2. Stratégie, gestion et culture nécessaires à l’instauration d’un climat propice à l’innovation
La stratégie, l’exercice d’un leadership et la gestion sont autant d’éléments qui apportent à l’innovation la dynamique et l’espace qui permettent aux approches innovantes de croître et de prospérer. De leur côté, la culture, les capacités et l’état d’esprit créent un climat porteur pour les activités d’innovation. Le présent chapitre examine la place de l’innovation dans les ambitions, stratégies et déclarations institutionnelles des membres du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Si le soutien des instances dirigeantes à l’innovation a été important au niveau des politiques, des déclarations et des discours, le chapitre identifie d’autres moyens de favoriser l’adoption plus générale de nouvelles méthodes de travail et de nouveaux comportements. Il recense également les éléments de la culture organisationnelle des membres du CAD qui appuient les approches créatives et novatrices et celles qu’il convient d’améliorer pour établir des organisations innovantes.
Messages clés
L’innovation est en train de prendre une place croissante dans les ambitions institutionnelles affichées par les membres du CAD relatives leur politique de coopération pour le développement et d’aide humanitaire. Le présent chapitre analyse les objectifs stratégiques, les approches administratives et la culture organisationnelle qui ont favorisé cette émergence.
La stratégie, l’exercice d’un leadership et la gestion apportent à l’innovation la dynamique, la motivation et l’espace qui permettent aux approches innovantes de croître et de prospérer. La culture, les capacités et l’état d’esprit des organisations créent un climat porteur pour les activités d’innovation.
L’innovation fait désormais partie intégrante, implicitement et explicitement, des ambitions, des stratégies et des déclarations institutionnelles des membres du CAD, à des degrés très divers sur l’échelle des progrès. On compte parmi les membres de nouveaux expérimentateurs, des développeurs dynamiques et des intégrateurs établis. L’innovation est recherchée pour de multiples fonctions : mieux utiliser les ressources rares, maximiser les retombées sur les bénéficiaires visés, tirer parti des nouvelles technologies, mobiliser les idées venant d’autres sphères que celles du développement et de l’action humanitaire, et donner une nouvelle dimension à la coopération internationale.
Les efforts d’innovation n’ont pas encore permis de lever les cloisonnements stratégiques et thématiques mais s’y sont superposés. Les efforts d’innovation restent cloisonnés entre eux et partiellement déconnectés des activités « traditionnelles » des membres du CAD.
De nombreuses stratégies d’innovation se fondent sur l’hypothèse implicite d’une « transmission de l’innovation » par les pays membres du CAD, par opposition à une « facilitation de l’innovation », menée en collaboration avec les partenaires dans les pays en développement et à leur profit.
Le soutien des instances dirigeantes à l’innovation a été vigoureux au niveau des politiques, des déclarations et des discours, mais il ne s’est pas toujours traduit par un appui plus général à l’adoption de nouvelles méthodes de travail, de nouveaux comportements ou de nouveaux processus.
Il n’existe pas de culture unique de l’innovation dans les organisations des membres du CAD. On peut en revanche y observer des cultures très diverses – dont certaines sont favorables à l’innovation, tandis que d’autres s’y opposent.
Les compétences en matière d’innovation et les mécanismes de renforcement des capacités ont été établis au coup par coup, et limités par la pénurie de moyens. Des investissements plus importants ont été réalisés dans la mise en place de programmes et d’activités d’innovation que dans les capacités nécessaires à une organisation innovante.
La stratégie, l’exercice d’un leadership et la gestion sont autant d’éléments qui insufflent une dynamique à l’innovation et créent le climat porteur dans lequel les mentalités et les approches innovantes peuvent croître et prospérer. Ils établissent notamment un contexte propice à l’innovation, encouragent et stimulent la participation, favorisent l’instauration d’une culture où des idées novatrices sont produites et exploitées, et investissent dans les systèmes et processus auxiliaires.
Situation actuelle
Les réponses à l’enquête auprès des membres CAD, leurs documents internes et d’autres études attestent des efforts engagés pour concevoir, développer, mettre en œuvre et amplifier des solutions innovantes et créatives à l’appui de l’aide humanitaire et du développement. Dans certains cas, ces opérations se sont déroulées sur plusieurs décennies et s’appuient sur des efforts connexes (Encadré 2.1).
Dans les années 80, plusieurs organismes suédois, dont l’Agence suédoise de coopération internationale au développement (SIDA), ont financé les recherches menées par Jan Holmgren et Ann-Marie Svennerholm, immunologistes à l’hôpital universitaire de Sahlgrenska, à Göteborg. En collaboration avec des chercheurs de l’International Centre for Diarrhoeal Disease Research (icddr,b), au Bangladesh, ceux-ci ont mis au point le premier vaccin anticholérique ; ce dernier n’a cependant essentiellement été utilisé, pendant de nombreuses années, que par les voyageurs se rendant dans des régions touchées par le choléra. Grâce à la collaboration avec des laboratoires pharmaceutiques établis en Corée, en Inde, et au Viet Nam, le développement et la fabrication du vaccin se sont poursuivis dans l’objectif de produire un vaccin sûr, efficace et bon marché accessible aux communautés pauvres. La coopération au développement suédoise a accompagné chaque étape du processus de recherche et développement - découverte initiale, tests, expérimentation, commercialisation, adaptation au profit des populations pauvres, homologation internationale, préqualification de l’OMS, production et distribution mondiale. En 2019, J. Holmgren et John D. Clemens, Directeur de l’icddr,b, ont reçu le prix Prince Mahidol, l’un des prix les plus prestigieux au monde dans le domaine de la santé (SIDA, 2019[1]).
Unitaid est une structure innovante intervenant dans le domaine de la santé mondiale, en grande partie financée par une taxe prélevée sur les billets d’avion. Créée en 2006, elle assure un financement durable pour pallier les inefficiences des marchés en matière de médicaments, de tests de diagnostic et d’outils de prévention du VIH/sida, de la tuberculose et du paludisme dans les pays en développement. Depuis 2006, Unitaid a apporté à ses partenaires des financements pour la réalisation de 24 projets et engagé plus de 2 milliards USD. En 2012, une évaluation indépendante a estimé que ses réalisations « n’auraient pas été possibles sans le rôle moteur joué par la France ». Plus particulièrement, le ministère français des Affaires étrangères a montré la voie en préconisant et en instaurant la taxe internationale sur les billets d’avion, qui contribue pour les deux tiers au budget de Unitaid ; les contributions directes de la France représentent par ailleurs plus de la moitié de son budget total. Unitaid n’est pas seulement un mécanisme de financement innovant, mais un organisme qui favorise et amplifie l’innovation. En investissant dans les innovations les plus prometteuses en matière de prévention, de diagnostic et de traitement, l’organisme accélère l’adoption des outils et solutions les plus efficaces et les moins onéreuses, et renforce ainsi l’effet des programmes qu’il finance. Des études récentes montrent qu’un euro investi par Unitaid rapporte de sept à dix fois le montant initial de l’investissement (Unitaid, 2018[2]).
Comme le montrent ces deux exemples, les activités d’innovation s’articulent avec d’autres mesures visant à améliorer et renforcer les travaux des membres du CAD, notamment les suivantes :
action collective et sensibilisation parmi les membres du CAD et à plus grande échelle (voir Unitaid)
science et recherche au service du développement – l’investissement approfondit les connaissances et développe les capacités moyennant des recherches méthodiques et fonctionnelles dans les pays développés et en développement (voir vaccin anticholérique)
politique et pratique du développement fondées sur des données factuelles, mettant l’accent sur les compétences et les capacités du personnel des organismes donneurs à recueillir, évaluer et utiliser ces informations.
Source : SIDA (2019[1]), Successful Support for Cholera Vaccines Saves Thousands, www.sida.se/English/press/current-topics-archive/2019/successful-support-for-cholera-vaccines-saves-thousands ; Unitaid (2018[2]), Unitaid: Innovation In Global Health, https://unitaid.org/unitaid-ar-1617/pdf/Annual-report2016-17.pdf.
Si l’importance et l’utilité de ces activités sont incontestables, il ressort clairement des études de cas et de l’enquête menée auprès des membres que l’innovation a acquis une dimension stratégique et une portée institutionnelle plus formelles au cours de la décennie écoulée. L’innovation fait désormais partie intégrante, implicitement et explicitement, des ambitions institutionnelles des membres du CAD (20 enquêtés sur 24 ont répondu par l’affirmative). Le terme apparaît dans bon nombre, sinon dans la plupart, des stratégies et déclarations d’orientation de haut niveau, notamment les déclarations et discours ministériels, les livres blancs, les stratégies ministérielles, et les stratégies propres aux différents services, y compris ceux portant sur certains secteurs, pays et thématiques.
Ces références à l’innovation indiquent que celle-ci remplit différents rôles et fonctions dans les pays membres du CAD, et sert notamment à :
utiliser de manière plus efficace et efficiente des ressources rares
maximiser les retombées sur les bénéficiaires visés
tirer parti des nouvelles technologies, notamment, mais pas exclusivement, les innovations numériques
mobiliser les idées émanant d’autres sphères que celles du développement, en particulier du secteur privé, mais aussi des milieux scientifiques et universitaires
transformer certains domaines d’activité de la coopération internationale, et le fonctionnement du secteur dans son ensemble.1
Certains membres ont fait de l’innovation un objectif secondaire de leurs stratégies et politiques générales, et lui ont en outre consacré des déclarations qui énoncent des ambitions et des engagements institutionnels précis. Dans un tiers des cas environ, ceux-ci revêtent la forme de stratégies, politiques ou déclarations formelles portant spécifiquement sur l’innovation (Encadré 2.2). Certaines de ces déclarations stratégiques se rapportent à des domaines apparentés, comme le développement numérique, les technologies pionnières ou les données au service du développement.
La stratégie d’innovation intervient à plusieurs niveaux au sein du ministère australien des Affaires étrangères et du Commerce (DFAT) :
à l’échelle de l’ensemble de l’administration (programme Australia Innovates)
au niveau du ministère (comme formulé dans le livre blanc de 2017 « Opportunity, Security, Strength »)
dans le cadre du programme d’innovation InnovationXchange (iXc) (Stratégie d’innovation 2018-21 du DFAT et programme d’apprentissage connexe ; voir l’Encadré 3.5)
par domaine technologique (comme la cybersécurité ou les technologies au service du développement)
par intervention (une action particulière en matière d’innovation consistant en une série d’interventions, par exemple)
par expérimentation (un projet pilote visant à expérimenter de nouvelles approches, par exemple).
La Stratégie d’innovation 2018-21 en vigueur du DFAT est un modèle de bonnes pratiques parmi les membres du CAD, notamment en ce qui concerne :
l’utilisation explicite des théories du changement et l’élaboration d’un ensemble cohérent d’hypothèses quant à la façon dont l’innovation peut favoriser le changement institutionnel
la priorité donnée au renforcement des capacités de manière à obtenir des améliorations durables en matière d’innovation – la démarche adoptée a contribué à éclairer le présent exercice d’apprentissage entre pairs.
Source : Gouvernement de l’Australie, Ministère des Affaires étrangères et du Commerce (2018[3]), Innovation Strategy: 2018-21, https://d3qlm9hpgjc8os.cloudfront.net/wp-content/uploads/2018/07/03095158/DFAT-Innovation-Strategy-FINAL.pdf.
Dans toutes les organisations ayant fait l’objet d’études de cas, on trouve de nombreux exemples d’appui de la hiérarchie au développement et à l’amélioration de l’innovation en vue d’atteindre les objectifs organisationnels et d’obtenir des résultats favorables aux communautés pauvres et vulnérables. Ces prises de position ont acquis une urgence nouvelle compte tenu des accords mondiaux présentés au chapitre 1. En particulier, l’innovation est plus que jamais jugée essentielle si la communauté internationale veut atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) et répondre aux besoins mondiaux en matière humanitaire.
L’analyse des réponses à l’enquête montre que les membres du CAD sont parvenus à des stades distincts du développement stratégique de l’innovation, les nouveaux expérimentateurs figurant à une extrémité du spectre, les développeurs dynamiques, au milieu, et les intégrateurs établis à l’autre extrémité (Tableau 2.1).
Principales questions à examiner
L’innovation est souvent formellement présentée comme un moyen d’intégrer les travaux des différents silos institutionnels. En réalité, ces derniers déterminent et limitent souvent les actions stratégiques en matière d’innovation. Les innovations dans le domaine de la santé mondiale, par exemple, comptent parmi les plus avancées dans la sphère du développement et de l’aide humanitaire, grâce aux investissements substantiels réalisés ces vingt dernières années par les donneurs bilatéraux et multilatéraux et par les fondations philanthropiques. Or, les enseignements dégagés de ces innovations n’ont généralement pas essaimé en dehors de ce sous-secteur, malgré l’intérêt considérable qu’ils présentent pour d’autres domaines.
Des cloisonnements sont aussi observables au sein des activités d’innovation et entre elles. Pour de nombreux agents qui ne travaillent pas directement dans le secteur, l’innovation s’inscrit dans un ensemble de termes souvent ambigus et interchangeables qui comprend le numérique, la technologie, la science, la recherche et les données. Il existe en outre de nombreux cloisonnements entre l’innovation et d’autres fonctions de l’organisation, notamment les domaines étroitement liés et qui se recoupent de la stratégie, de l’action publique, de la prospective et de l’apprentissage. Il serait profitable de mieux coordonner ces activités, notamment les programmes qui mobilisent l’ensemble d’un organisme, comme ceux visant à élaborer de nouvelles stratégies ou à renforcer le leadership face à l’incertitude et à la complexité.
Les nombreuses applications de l’innovation sont signe de réussite et témoignent de la diversité des éclairages que les innovations peuvent apporter à la définition des politiques et programmes humanitaires et de développement. Cela dit, l’innovation risque de devenir une simple formule, dont l’évocation récurrente au fil des déclarations stratégiques et des discours vise à séduire. Au niveau conceptuel, cet usage généralisé risque de diluer l’objectif stratégique : si tout est qualifié d’innovation, rien ne l’est en réalité.
Dans les pays étudiés, la recherche d’innovation a suivi de multiples orientations, idées et méthodes. Elle s’est traduite par des mutations fondamentales comme des changements progressifs ; elle a porté sur des technologies comme sur les comportements; enfin, elle a consisté en expérimentations liminaires comme en transformations systémiques de plus grande envergure. Elle a porté sur des problèmes spécifiques dans un domaine précis des activités humanitaires ou de développement (la santé, par exemple), et contribué plus généralement à modifier le fonctionnement de l’ensemble du secteur face à un problème donné (États fragiles, ou égalité femmes-hommes et autonomisation).
C’est là le résultat inévitable de la décentralisation opérationnelle et thématique dans les pays étudiés, phénomène observé dans d’autres domaines de travail des membres du CAD. Cette multiplicité peut désorienter le personnel qui s’interrogera sur ce en quoi l’innovation consiste exactement, son fonctionnement, ou les raisons pour lesquelles elle fonctionne. Cette réaction, bien qu’elle ne soit ni rare, ni forcément problématique, pose une difficulté dans les organismes qui n’en ont pas clairement formulé une définition commune. Cela a souvent été le cas avec l’innovation : toutes les études de cas font apparaître une multitude d’optiques diverses, mais l’orientation générale semble consister à laisser des milliers d’innovations s’épanouir plutôt que d’essayer de synthétiser ou d’intégrer les différentes approches.
L’élément commun aux différentes stratégies d’innovation examinées dans le cadre de l’exercice d’apprentissage entre pairs (PLE) sur l’innovation au service du développement est que bon nombre d’entre elles se fondent sur l’hypothèse implicite de « transmission de l’innovation » par les pays membres du CAD, par opposition à une « facilitation de l’innovation », menée en collaboration avec les partenaires dans les pays en développement et à leur profit.
Si les cadres dirigeants déploient un solide argumentaire à l’appui de l’innovation en tant que résultat, leur soutien au processus qui l’accompagne est généralement moins manifeste, surtout en ce qui concerne les questions liées à la prise de risques et à la gestion des échecs : ainsi, malgré les déclarations et discours favorables à l’innovation des instances dirigeantes, leur appui ne s’est pas toujours traduit par une adhésion globale aux nouveaux modes de travail et aux nouveaux comportements.
C’est ce qui ressort tout particulièrement des cas où les hauts responsables attendent des résultats concrets et rapides des investissements dans l’innovation, et sous-évaluent le temps nécessaire pour que des idées prometteuses aient des effets positifs sur le développement. Parfois, leur engagement envers l’innovation est fluctuant et difficilement prévisible, et influencé par leurs points de vue personnels. Ces comportements peuvent donner l’impression que les activités d’innovation sont à la fois des « projets fétiches » et quelque peu éphémères.
La culture, les capacités et l’état d’esprit des organisations créent un contexte propice aux activités d’innovation. Une organisation qui favorise l’innovation est une organisation dont les employés sont habilités à innover, qui investit dans les compétences et les capacités pertinentes, individuellement et collectivement, et qui se montre fondamentalement favorable et tolérante vis-à-vis de la recherche et de l’expérimentation.
Situation actuelle
En quoi la culture organisationnelle favorise-t-elle ou bride-t-elle l’innovation ?
Dans les pays étudiés, deux des réflexions les plus couramment entendues par les équipes ayant participé à l’exercice d’apprentissage entre pairs sont les suivantes :
« Nous avons toujours été innovants – l’innovation a toujours été l’une de nos raisons d’être ».
« En fait, qu’est-ce que l’innovation ? Nul ne le sait ou n’est en mesure de l’expliquer ».
Cette apparente contradiction tient en partie à la situation de l’innovation dans le secteur plus généralement. Alors que la gestion de l’innovation existe depuis plus d’un siècle dans le monde de l’entreprise, elle est relativement nouvelle dans la sphère du développement et de l’aide humanitaire. Les « convertis à l’innovation » sont fermement convaincus de son potentiel à faire évoluer les pratiques et les résultats dans ces domaines. Il apparaît en tous cas que les innovations fructueuses peuvent transformer le secteur et les communautés pauvres et vulnérables partout dans le monde. Les pays étudiés signalent plusieurs « grandes victoires » historiques dues à l’innovation, qu’il s’agisse de campagnes comportementales ou de vaccins et d’innovations financières. De nombreux programmes, projets, et progrès techniques sont en cours dans les pays membres du CAD. Le personnel concerné fait preuve d’une passion, d’une motivation et d’un enthousiasme remarquables pour ces activités. Même quand ils ne participent pas directement au processus, de nombreux agents des organismes donneurs tirent une grande fierté de l’innovation quand elle porte ses fruits.
Cela dit, les membres du CAD ne font pas toujours systématiquement valoir l’importance et l’utilité de l’innovation au personnel et aux partenaires. Il est difficile de déterminer si l’innovation est ancrée dans les réalités organisationnelles ou si elle est déconnectée des tendances et des modes politiques.
Cela montre également qu’il n’existe pas de culture organisationnelle unique en matière d’innovation dans les pays membres du CAD. Au contraire, une multiplicité de cultures peut être observée – dont certaines encouragent l’innovation, et d’autres s’y opposent. Si l’on peut voir dans l’innovation une microculture naissante, la culture qui prévaut dans les organisations des pays membres du CAD ne favorise généralement pas la créativité et l’innovation, malgré quelques exceptions partielles (voir l’Encadré 2.3).
La culture de l’Agence suédoise de coopération internationale au développement (SIDA) est reconnue pour être fondée sur le consensus et le compromis, ce qui se traduit parfois par une perte d’idées étant donné la longueur des processus de consultation. Néanmoins, de manière générale, les individus et les groupes sont libres de créer leurs propres instruments au service du changement. Cela s’applique aussi bien à l’intérieur de l’Agence que dans le domaine du développement et de l’aide humanitaire en général.
Sur le plan de l’innovation, cela signifie que SIDA est généralement disposée à laisser ses employés développer leurs propres idées et méthodes et à les expérimenter dans des cadres divers. Elle est ouverte à la prise de risques, dès lors que l’approche retenue est responsable et éthique.
Cette souplesse et cette autonomie peuvent en revanche compliquer l’adoption généralisée de solutions novatrices dans la mesure où il n’existe pas de dispositif dominant pour inciter l’ensemble de l’organisation à les appliquer.
Le programme d’innovation en vigueur du ministère des Affaires étrangères et de SIDA s’efforce explicitement de remédier à cette situation en faisant une place plus large à l’apprentissage commun et à la mise en place d’une base de données des évolutions positives résultant des travaux d’innovation, et en défendant l’innovation en tant qu’activité et en tant que résultat, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Agence.
Source : Eriksson, C., B. Forsberg et W. Holmgren (2004[4]), Organisation Cultures at Sida, www.sida.se/contentassets/abd946b4bbfc4725aea2aa04002a1807/organisation-cultures-at-sida_2527.pdf.
L’appétence de l’organisation pour le risque est un élément déterminant de l’efficacité des processus de gestion de l’innovation. Il ressort clairement des études de cas qu’elle varie considérablement selon les échelons et les services de l’organisation, et à l’intérieur de ces derniers. Il n’existe pas plus de « cadre unique de gestion des risques » que de culture unique de l’innovation. Les catégories et les niveaux de risque jugés acceptables dépendent plutôt des interprétations et de la capacité ou de la tolérance, individuelles et collectives. Des équipes et des services distincts ont des cultures et des points de vue différents en matière de gestion des risques, ce qui tient en partie aux « îlots » créés par des cadres dirigeants disposés à expérimenter des approches nouvelles et créatives.
Ainsi, ce qui est jugé possible dans un pays ou un secteur, par exemple, peut être le fruit de l’impulsion donnée par les autorités à l’échelon national dans le premier cas, ou de celle donnée par un groupe de spécialistes du secteur dans le second. Ce phénomène est observable dans toutes les études de cas, où certains individus sont jugés avoir favorisé l’instauration d’un climat propice à l’innovation, la situation s’inversant après leur départ.
Les études de cas mettent en évidence un certain nombre de bonnes pratiques pour gérer les liens entre innovation et risques :
indiquer clairement qu’il est plus important de maîtriser les risques que de les limiter
moduler constamment l’appétence pour le risque
intégrer la gestion des risques à l’ensemble du cycle d’innovation, au niveau des projets comme des programmes
acquérir de nouvelles compétences en matière de gestion des risques
contrôler l’efficacité de la gestion des risques.
En quoi les capacités et les états d’esprit individuels et collectifs stimulent-ils l’innovation ?
Dans le cadre de l’enquête et des études de cas, les membres du CAD ont évoqué diverses capacités et compétences nécessaires en matière de :
Connaissances et expérience en matière de développement et d’aide humanitaire : les innovateurs doivent avoir – ou être en mesure d’acquérir – une connaissance approfondie des enjeux et des problèmes auxquels les communautés pauvres et vulnérables sont confrontées, et bien mesurer les limites et les possibilités que présentent les approches existantes pour s’y attaquer.
Élaboration et gestion des programmes d’innovation : pour assurer la mise au point et le contrôle efficaces de nouveaux dispositifs de financement et d’autres mécanismes de soutien à l’innovation.
Appui technique à l’innovation : pour conseiller et soutenir les mandataires, les concepteurs de programmes d’innovation, les responsables et les innovateurs.
Compétences en matière d’innovation : pour recenser les problèmes, produire des idées et des propositions, exécuter et évaluer des projets innovants, mener des campagnes de communication et de sensibilisation pour diffuser les approches et les mettre à l’échelle, et établir une coopération et une organisation au service de l’innovation (conformément au cadre de capacités pour l’innovation utilisé pour l’exercice d’apprentissage entre pairs).
Les pays membres du CAD ont engagé des travaux, au niveau national et international, dans chacun de ces domaines afin de renforcer les compétences de leurs services et celles de leurs partenaires par différents moyens : formation formelle, accompagnement, mentorat et création de réseaux (Encadré 2.4).
L’élargissement du mandat de l’Agence française de développement (AFD) décidé en 2016 par le ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères a donné lieu à une augmentation des ressources financières de l’organisme et à une extension de ses domaines d’intervention sectoriels et géographiques. Pour appuyer la réalisation de cet objectif, l’AFD a créé sa première équipe et son premier laboratoire spécialisés dans l’innovation, qui avaient pour mission de stimuler la capacité de l’agence à innover et d’assouplir son fonctionnement.
Un projet phare de la nouvelle équipe a consisté en un programme de développement de la capacité interne d’innovation fondé sur la notion d’« intrapreneurs ». Il s’agissait de rechercher au sein de l’organisation des agents capables de produire des idées créatives susceptibles d’être appliquées à l’extérieur ou en interne, et de fournir les moyens et le temps nécessaires à l’expérimentation de ces idées. En parallèle, le projet assurait la formation et l’accompagnement de certains intrapreneurs pour leur enseigner les méthodes appropriées, notamment en matière d’entrepreneuriat et de conception centrée sur l’usager, et des modes de travail, de collaboration et d’organisation dynamiques.
Outre qu’il a amélioré les chances de réussite des activités d’innovation, le programme a mis en place des réseaux de spécialistes internes et externes déterminés à faire avancer les projets, créé des réseaux d’intrapreneurs et immergé ces derniers dans l’écosystème de l’innovation. Le programme a reçu un avis unanimement favorable des intrapreneurs, et a été prorogé et élargi à une nouvelle cohorte.
Source : AFD (2019[5]), PLAY : un atelier qui accélère vos projets innovants d’intrapreneurs, https://www.afd.fr/fr/actualites/play-un-atelier-qui-accelere-vos-projets-innovants-dintrapreneurs.
Principales questions à examiner
La majorité des personnels des membres du CAD n’est pas encore convaincue de l’intérêt de l’innovation. Dans certaines organisations, une partie des hauts responsables et des agents en contact avec le public y est favorable, mais les échelons intermédiaires y sont insensibles. Dans d’autres, c’est le personnel des échelons intermédiaires qui est source de dynamisme et de créativité, alors que la direction et le personnel de première ligne sont plus partagés. Si la source de dynamisme au sein de la hiérarchie varie selon les organisations, il n’existe aucun environnement franchement propice à l’innovation, où celle-ci serait une composante pleinement acceptée des activités courantes.
En parallèle, les incitations fournies au plus haut niveau ne sont pas claires. Les appels à des solutions créatives et novatrices ne s’accompagnent pas toujours d’un appui aux nouveaux processus et modes de travail, et les processus existants ne permettent pas d’assurer une gestion robuste, systématique et viable de l’innovation. En conséquence, bon nombre d’agents voient sans doute encore dans l’innovation une activité « pour les autres, mais pas pour moi ».
Le débat sur l’innovation a été directement associé au débat sur les risques, mais principalement aux risques pour les bailleurs. Si l’on considère le cadre de gestion des risques de l’OCDE sous l’angle des donneurs (Graphique 2.1), il apparaît clairement que les risques liés à l’innovation peuvent s’inscrire dans le segment central (risques programmatiques), mais la possibilité qu’ils créent des risques institutionnels soulève aussi des inquiétudes. Ces différentes catégories de risques ne sont pas assez clairement définies en ce qui concerne l’innovation. Il est particulièrement important, lorsque l’on évalue la qualité et l’efficacité d’une nouvelle approche, d’analyser les risques du point de vue des membres du CAD, mais aussi d’examiner ceux que les approches innovantes présentent pour les utilisateurs finals et les institutions dans les pays où les programmes sont exécutés.
Dans certains pays membres, les risques expérimentaux associés à la recherche sont tolérés et acceptés parce qu’ils ne sont pas liés à des programmes particuliers. Dans d’autres, on voit dans l’intégration de la recherche aux programmes un moyen d’atténuer les risques. Pour certaines organisations, les risques liés aux approches programmatiques innovantes sont indissociables des risques institutionnels en matière de réputation et de contrôle.
Des inquiétudes s’expriment notamment quant au risque que peuvent présenter les concepts et les idées innovants compte tenu de l’état d’esprit actuel des médias vis-à-vis de l’aide et du contexte politique national chez de nombreux membres du CAD. Craignant de faire l’objet de critiques injustes, de nombreux membres du CAD sont devenus plus sensibles aux perceptions extérieures. Cela n’amène pas toujours les donneurs à limiter la place de l’innovation en tant que produit, mais justifie leur souci de ne pas être vus comme « menant des expériences avec l’argent du contribuable », ce qui augmente leur aversion au risque et les incite à privilégier les solutions habituelles plutôt que les mesures novatrices. Paradoxalement, alors que l’appétence pour l’innovation semble croître, la disposition à l’appuyer ouvertement en tant que processus paraît diminuer. Certains membres du CAD se sont attaqués directement au problème – un exemple intéressant étant la façon dont le ministère britannique du Développement international (DFID) a défini deux nouvelles catégories de risques associés aux éventuels inconvénients que présente l’absence d’innovation (Encadré 2.5).
Risque de stagnation : Il se rapporte à l’utilité des politiques et programmes de développement dans des environnements en mutation rapide. Face à la complexité et à l’incertitude croissantes de la conjoncture extérieure et à son évolution toujours plus rapide, les organismes de développement risquent de voir leur efficience, leur efficacité et leur pertinence diminuer s’ils ne modifient, n’actualisent et n’améliorent constamment leurs pratiques. Pour garantir l’exécution efficace des programmes et la capacité des organismes à assurer leur mission, il nous faut être conscients des évolutions extérieures susceptibles d’avoir des retombées négatives sur leurs résultats ou du risque qu’ils ne soient jugés dépassés par les principales parties prenantes, y compris les populations concernées.
Risque lié au gradualisme : Cette catégorie a trait aux risques concernant l’efficience et la pertinence de l’ensemble d’un portefeuille. Elle suppose un consensus sur le fait que des progrès graduels ne suffisent pas pour réaliser les ODD et atténuer la crise mondiale du climat et de la biodiversité. À l’heure où des changements systémiques fondamentaux et des innovations révolutionnaires s’imposent, cette catégorie de risques vise à susciter une réflexion critique sur divers éléments : la composition de portefeuilles, l’arbitrage explicite et avisé des risques, l’attribution de récompenses, et les progrès radicaux aléatoires au niveau des systèmes et des solutions isolées. Pour assurer un équilibre explicite et rigoureux entre les risques, les ambitions, les délais visés et les rendements prévus à l’échelle du portefeuille (plutôt que d’évaluer ces éléments au niveau d’un investissement ou d’un programme donné), il est important d’examiner la composition du portefeuille et les degrés d’ambition et de risque.
Dans le secteur privé, il est entendu que les innovateurs performants sont ceux qui s’emploient activement et systématiquement à supprimer les freins et les obstacles à l’innovation ; dans ce domaine, la capacité d’initiative est aussi importante que la gestion. Les membres du CAD admettent quant à eux que les bons dirigeants créent un climat propice à l’innovation, mais souhaitent intégrer cet élément, d’une manière ou d’une autre, à l’architecture institutionnelle. C’est peut-être là une vision erronée des facteurs qui font que l’innovation est efficace : ce sont précisément les aspects humains de l’innovation qui doivent être renforcés et placés au centre du programme d’innovation. Comme le relèvent toutes les études de cas, il n’y a pas d’innovation sans humains.
Il est généralement admis que tous les programmes ou effectifs techniques ne seront pas innovants, mais peu de mesures sont prises pour remédier à cette situation dans les différentes sphères professionnelles. Ces compétences sont généralement transmises dans le cadre de méthodes d’apprentissage tacite, notamment le mentorat et l’apprentissage par la pratique.
La mise en service d’innovations et la conception et la gestion de programmes sont des domaines auxquels des consultants extérieurs et des universitaires apportent souvent leur concours, de même que les spécialistes internes de l’innovation. Des mécanismes voient le jour qui réunissent les gestionnaires de fonds spécifiques pour qu’ils mettent en commun leurs expériences et les enseignements dégagés ; le Sida Challenge Fund Learning Group en est un bon exemple. En particulier, les arbitrages entre l’apprentissage et l’obligation de rendre compte auxquels sont confrontés tous les responsables de programmes chargés de superviser un portefeuille d’investissements prennent toute leur acuité dans le cadre des activités d’innovation, où il faut prendre davantage de risques et les administrer correctement.
Les équipes spécialisées dans l’innovation dans les pays examinés concilient généralement la mise en service des innovations et la gestion des programmes d’une part, et les activités de conseil technique d’autre part. D’ordinaire, les organisations n’investissent pas dans ces compétences. En particulier, les investissements dans les capacités organisationnelles en matière de conseil et d’assistance techniques n’ont pas pris en compte la demande potentielle des différents organismes, de sorte que les équipes spécialisées font face à une charge de travail excessive.
Globalement, le perfectionnement des compétences a en grande partie porté sur des champs spécifiques de l’innovation, permettant au personnel de mieux comprendre comment les processus d’innovation fonctionnent et la façon de les mettre en œuvre. Des investissements ont également été effectués dans des domaines de compétences apparentés, comme la conception agile orientée sur l’utilisateur, etc. (comme indiqué à l’Encadré 2.4). De manière générale, toutefois, ces dispositifs de développement des compétences et des capacités en matière d’innovation ont été occasionnels et limités par le manque de ressources. Les organisations examinées ont davantage investi dans la mise en place de programmes et d’activités, et moins dans les capacités nécessaires pour être innovantes.
Pour ces raisons, la structure et le financement actuels de ces activités risquent de créer un système à deux vitesses, composé d’une part de spécialistes de l’innovation aux connaissances pointues, d’autre part de généralistes au savoir limité. La capacité d’innovation doit s’inscrire dans une vision plus large, qui ne se limite pas à la formation. Il existe de nombreux moyens et possibilités d’améliorer l’apprentissage formel et informel, et d’établir des mécanismes institutionnalisés pour renforcer les compétences du personnel. On citera notamment :
le mentorat d’innovateurs et de leaders et catalyseurs d’innovation
l’apprentissage par la pratique dans le cadre de projets et de programmes d’innovation
les échanges de personnel entre secteurs et avec des organisations extérieures
l’apprentissage entre projets faisant l’objet d’investissements majeurs dans l’innovation.
Références
[5] AFD (2019), PLAY : un atelier qui accélère vos projets innovants d’intrapreneurs, Agence française de développement, Paris, https://www.afd.fr/fr/actualites/play-un-atelier-qui-accelere-vos-projets-innovants-dintrapreneurs (consulté le 1 janvier 2020).
[4] Eriksson, C., B. Forsberg et W. Holmgren (2004), Organisation Cultures at Sida, Agence suédoise de coopération internationale au développement, Stockholm, http://www.sida.se/contentassets/abd946b4bbfc4725aea2aa04002a1807/organisation-cultures-at-sida_2527.pdf (consulté le 1 janvier 2020).
[3] Gouvernement de l’Australie, Ministère des Affaires étrangères et du Commerce (2018), Innovation Strategy 2018-21, Ministère des Affaires étrangères et du Commerce, Barton, ACT, https://d3qlm9hpgjc8os.cloudfront.net/wp-content/uploads/2018/07/03095158/DFAT-Innovation-Strategy-FINAL.pdf (consulté le 1 janvier 2020).
[1] SIDA (2019), Successful Support for Cholera Vaccines Saves Thousands, Agence suédoise de coopération internationale au développement, Stockholm, http://www.sida.se/English/press/current-topics-archive/2019/successful-support-for-cholera-vaccines-saves-thousands (consulté le 1 January 2020).
[2] Unitaid (2018), Unitaid : l’innovation au service de la santé mondiale, Rapport annuel 2016-2017, Unitaid, Vernier, Suisse, https://unitaid.org/assets/Unitaid_Rapport-Annuel-2016-2017.pdf (consulté le 1 janvier 2020).
[6] Williams, G., A. Burke et C. Wille (2014), Development Assistance and Approaches to Risk in Fragile and Conflict Affected States, OCDE, Paris, http://www.oecd.org/dac/conflict-fragility-resilience/docs/2014-10-30%20Approaches%20to%20Risk%20FINAL.pdf (consulté le 1 janvier 2020).
Note
← 1. Ces rôles et fonctions figurent à fréquence plus ou moins égale dans les stratégies et déclarations relatives à l’innovation des membres.