10. Coup de projecteur : L’efficacité de l’aide en Afghanistan, au Mali et au Soudan du Sud

Christoph Zürcher
Université d’Ottawa
  • Les évaluations qui ont été réalisées au cours d'une décennie montrent que les objectifs des interventions en matière de développement menées dans des contextes extrêmement fragiles ne sont globalement pas atteints.

  • Les fournisseurs de coopération pour le développement pourraient être amenés à reconsidérer le principe consistant à allouer l’aide aux contextes qui en ont le plus besoin pour se concentrer au contraire sur les interventions présentant la plus grande probabilité de réussite dans les contextes où l’aide est déployée.

Dans quelle mesure l'aide peut-elle être efficace dans les contextes extrêmement fragiles ? L’examen systématique mené récemment de 315 évaluations individuelles de l’aide apportée à l’Afghanistan, au Mali et au Soudan du Sud livre des conclusions sans ambiguïté, claires et qui donnent à réfléchir : l’aide au développement dans les contextes les plus fragiles n’a pas suffisamment rempli ses objectifs, que ce soit en termes de stabilisation (via la fourniture de services de base, des activités de renforcement des capacités dans le domaine de la médiation et la résolution des conflits, ou l’offre de débouchés économiques, par exemple), d’amélioration des capacités de l’État et de la gouvernance, ou d’autonomisation des femmes (Zürcher, 2020[1] ; 2020[2]). Le constat le plus important – et le plus décevant – est que l’aide au développement n’est pas un instrument adapté pour résoudre les problèmes de fond dans ces contextes. Cette aide n’améliore pas les capacités de l’administration publique, ne conduit pas à une meilleure gouvernance et ne fournit pas plus de stabilité. Même lorsqu’elle a une certaine efficacité (par exemple, dans l'éducation, la santé et le développement rural), les résultats ne sont pas forcément durables. Ces conclusions devraient amener les donneurs à reconsidérer fondamentalement les principes qui régissent leur engagement dans les contextes fragiles.

Les examens systématiques sont des sources d'apprentissage. Leur but est de mettre en évidence et de présenter de façon synthétique toutes les données d’observation relatives à un sujet donné. Dans le cas présent, l’examen systématique a porté sur des évaluations publiées en anglais ou en français entre 2008 et 2021. Il a concerné en tout 315 évaluations qui atteignaient le seuil prédéfini en matière de qualité méthodologique ; 142 portaient sur des interventions en Afghanistan, 104 au Mali et 69 au Soudan du Sud. Toutes ces évaluations ont ensuite été réparties en dix secteurs de l’aide : droits des femmes, santé, développement rural et changement climatique, état de droit, stabilisation, éducation, développement économique durable, nutrition, aide humanitaire et bonne gouvernance. L'étape finale a consisté à analyser les rapports d'évaluation dans le but d’en tirer des données sur l’efficacité des interventions.

Le constat est que les interventions dans l’éducation, la santé et le développement rural ont été relativement efficaces, même si leurs résultats n'ont très certainement pas été durables sans aide extérieure. Les interventions ont permis d’améliorer les moyens de subsistance et de renforcer les mécanismes d'adaptation, mais elles n’ont pas donné lieu à une croissance économique durable, à la création d’emplois ou à des possibilités de revenus. Les programmes de soutien au développement et aux politiques macroéconomiques, à la gestion financière et au secteur privé ont été particulièrement inefficaces. Les actions visant à promouvoir l'égalité des genres n’ont elles aussi eu que peu d'impact. Enfin, et surtout, les interventions à l’appui de la stabilisation, de la bonne gouvernance et du renforcement des capacités de l’administration centrale ont été clairement inefficaces dans les trois pays.

Les interventions dans l’éducation, la santé et le développement rural ont été relativement efficaces, même si leurs résultats n'ont très certainement pas été durables sans aide extérieure.  
        

Les interventions à l’appui de la stabilisation se sont présentées sous différentes formes. Certaines visaient à rétablir rapidement la fourniture des services de base à la population, dans l’espoir d’inciter cette dernière à collaborer avec l’administration publique, ou à fournir des débouchés économiques faisant office de dividendes de la paix. D’autres projets étaient axés sur le renforcement direct des capacités de médiation et de résolution des conflits des communautés et des acteurs politiques, sur le soutien aux institutions et aux processus politiques, ou encore sur l’aide aux acteurs de la société civile, autant de facteurs susceptibles de contribuer à la stabilisation. L'échantillon examiné comportait les 28 évaluations d’interventions de stabilisation. Aucune de ces interventions ne s’est avérée efficace. C’est également ce que l’on peut lire dans l’ensemble des ouvrages universitaires consacrés à ce sujet, qui indiquent que l’aide est rarement un instrument viable pour réduire la violence (Sexton, 2016[3]).1

Les interventions visant à promouvoir une « bonne gouvernance » ont également été jugées largement inefficaces. La notion de bonne gouvernance est très vaste et inclut notamment la réforme du secteur public et de la politique de la réglementation, la promotion de la démocratie, le soutien aux élections, la lutte contre la corruption et l’état de droit. Avec la stabilisation et le renforcement des capacités de l’administration publique, l’amélioration de la gouvernance est l’autre mission fondamentale que se fixent les donneurs dans les contextes fragiles. Là aussi, les données issues de l’observation sont sans ambiguïté. Pour les 30 évaluations portant sur des initiatives à l’appui de la bonne gouvernance, le constat est que l’efficacité des interventions était très faible dans les contextes extrêmement fragiles concernés. À l’origine du faible impact de ces initiatives figurent des facteurs tels que le népotisme profondément ancré dans les pratiques de l’administration publique ; l’absence de collaboration des pouvoirs publics ; la conception des projets à partir des échelons supérieurs, sous la direction des donneurs et sans grande considération pour les exigences institutionnelles de base et les besoins des institutions partenaires ; et l’absence de volonté politique de l’administration publique.

De la même manière, les projets déployés dans les contextes extrêmement fragiles pour renforcer les capacités des pouvoirs publics ont globalement manqué leur objectif. L’examen montre que les donneurs ont surestimé à la fois les capacités existantes de l’État ainsi que la volonté politique du gouvernement bénéficiaire de mener des réformes. Les programmes de renforcement des capacités ont donc été trop ambitieux, non durables et inefficaces. L’espoir que l'administration publique deviendrait un partenaire dans la fourniture des services ne s’est jamais concrétisé. Les mesures les moins efficaces sont celles qui ont été mises en place dans les domaines dits politisés, qui offrent des possibilités lucratives de corruption et sont par conséquent vitaux pour maintenir un fonctionnement de l’État basé sur le népotisme et un système de rentes.

Il ressort de la méta-évaluation que l’incapacité fréquente de la coopération pour le développement à atteindre ses objectifs dans les contextes extrêmement fragiles s’explique par trois grands facteurs. Premièrement, dans ces contextes, le pouvoir politique n’est pas aux mains d’institutions formelles mais de réseaux où s’exerce le népotisme. Cette pratique repose sur la recherche de rentes, la prédation et la corruption généralisée. Par conséquent, dans ce type de système, les élites ne souhaitent pas voir aboutir des réformes politiques qui menaceraient cette forme particulière d’exercice du pouvoir. Deuxièmement, les donneurs ont pour habitude de surévaluer les capacités existantes de l'administration publique et de concevoir des programmes à partir de ces capacités en grande partie imaginaires. Enfin, l'absence de conditions de sécurité élémentaires – typique des contextes fragiles – rend de nombreux programmes d'aide inefficaces.

Pour résumer, l’examen systématique montre que les interventions dans le domaine de la stabilisation, de la bonne gouvernance et du renforcement des capacités de l’État n'ont pas produit d’effets. Il s’agit d’un constat très décevant, qui exhorte les donneurs à accepter le fait que, si l’aide au développement peut permettre d’améliorer les conditions minimales de subsistance et la fourniture de services de base – quoique dans une certaine limite et de façon non durable –, sa capacité de transformation politique est faible dans les contextes très fragiles. L’aide n’améliore ni la stabilité, ni les capacités, ni la gouvernance d'un État fragile.

Chaque dollar d’aide consacré à une action inefficace ne peut être affecté à une action qui pourrait produire des effets. Continuer à financer des secteurs où la probabilité de réussite est faible est non seulement inefficace, mais aussi contraire à l’éthique dans le sens où cela mobilise des ressources qui auraient pu être utilisées pour améliorer les conditions de vie des populations (par exemple pour fournir des abris, accroître la sécurité alimentaire, améliorer l’accès à la santé ou apprendre aux enfants à lire et à écrire).

La principale conclusion à tirer de cet examen systématique est peut-être que les administrateurs de l’aide devraient toujours tenir compte des coûts d’opportunité lorsqu'ils décident de l’allocation des ressources. Il peut être très tentant d'allouer l’aide là où les besoins semblent être les plus importants : manque de sécurité, impuissance de l’administration publique, ou encore inégalités criantes entre les femmes et les hommes. Pourtant, lorsque les données issues de l'observation montrent que la probabilité de réussite dans ces domaines est extrêmement faible, il convient d’affecter les ressources aux secteurs présentant des perspectives raisonnables de réussite, même si les besoins y sont perçus comme moins moindres ou que ces secteurs ne correspondent pas aux priorités idéologiques des donneurs occidentaux.

Évidemment, une stratégie de l’aide privilégiant les secteurs où la probabilité de réussite est plus grande n’est pas sans difficultés. Par exemple, si les ressources sont affectées majoritairement à des domaines comme la santé, l’éducation ou les moyens de subsistance, le risque est qu'il se crée une dépendance à l’égard de l’aide, dont il sera difficile de sortir. De surcroît, fournir de l’aide à ces secteurs ne permettra pas de transformer les structures étatiques prédatrices qui sont à l’origine de la fragilité de ces contextes.

L’examen systématique qui a été réalisé a livré des éclairages utiles. Il n’en émane aucun remède miracle, mais des données probantes qui obligent la communauté de l’aide au développement à reconnaître le problème. Des débats francs doivent désormais être engagés sur la mise en œuvre d'une nouvelle stratégie de l’aide apportée aux contextes fragiles, en commençant par reconnaître les limites de celle-ci. La conclusion de l’examen n’est pas vraiment nouvelle. De nombreux ouvrages universitaires indiquent que les acteurs extérieurs parviennent rarement à renforcer les institutions dans les États et les territoires fragiles (Bliesemann de Guevara, 2010[4] ; Ottaway, 2002[5] ; Chowdhury, 2017[6] ; de Waal, 2015[7]) ; les États fragiles sont souvent pris au piège de leur condition (Pritchett, Woolcock et Andrews, 2013[8] ; Collier, 2007[9] ; Carment et Samy, 2019[10]) ; l’aide se heurte à de nombreuses difficultés dans les contextes fragiles (Gisselquist, 2014[11]). Malgré cela, le sentiment qui prévaut encore chez de nombreux chercheurs et professionnels est que l’aide pourrait d'une certaine façon être rendue plus efficace en ajustant les modalités de sa mise en œuvre, en l'adaptant mieux aux contextes locaux, en augmentant les apports ou en allongeant la durée des interventions. Le présent examen systématique apporte la preuve que cela n’est pas vrai.

Les données issues de l’examen révèlent par ailleurs que l'aide n’a une chance d’être efficace dans les contextes extrêmement fragiles que lorsque les programmes ont des ambitions modestes et sont de faible ampleur, qu'ils ne présument pas des capacités des partenaires, qu’ils ont une connaissance du contexte et qu'ils ne dépensent pas l’argent de l’aide trop rapidement ou dans des régions contrôlées par des insurgés, où l’insécurité est grande. Le plus important à retenir est que l’aide doit éviter les secteurs dans lesquels elle sera très probablement inefficace et privilégier ceux où elle a de bonnes chances de produire des effets.

Des débats francs doivent désormais être engagés sur la mise en œuvre d'une nouvelle stratégie de l’aide apportée aux contextes fragiles, en commençant par reconnaître les limites de celle-ci.   
        

De ces constats émerge un nouveau paradigme, qui consiste à abandonner les grandes ambitions pour se fixer des objectifs modestes, locaux et concrets. Cette nouvelle stratégie pourrait être difficile à adopter par un grand nombre d’organisations et de professionnels du domaine de l’aide, qui ont souvent à cœur d’utiliser l'aide comme un levier pour transformer les sociétés en supprimant les obstacles structurels au développement. Malheureusement, les données recueillies montrent que l’aide a peu de vertus transformatrices dans la majorité des contextes les plus fragiles. Bien que très dure à entendre, c’est une vérité qui ne peut plus être mise sous silence.

Mettre au point une nouvelle approche pour venir en aide aux contextes les plus fragiles sera un processus de longue haleine. Pour l’heure, les donneurs peuvent continuer à recueillir des éléments probants. D'autres examens systématiques de l’aide fournie dans les contextes extrêmement fragiles sont nécessaires. Les contextes moins fragiles doivent également faire l'objet d’examens similaires afin de déterminer si l’efficacité de l’aide augmente à mesure que la fragilité diminue. Moduler systématiquement le score de fragilité peut permettre de mettre au jour la corrélation éventuelle entre l’efficacité de l’aide dans les différents secteurs et la fragilité initiale, et comment elle s’opère.

Références

[4] Bliesemann de Guevara, B. (2010), « Introduction: The limits of statebuilding and the analysis of state-formation », Journal of Intervention and Statebuilding, vol. 4/2, pp. 111-128, https://doi.org/10.1080/17502970903533652.

[10] Carment, D. et Y. Samy (2019), Exiting the fragility trap: Rethinking our approach to the world’s most fragile states, Ohio University Press, Athens, OH.

[6] Chowdhury, A. (2017), The Myth of International Order: Why Weak States Persist and Alternatives to the State Fade Away, Oxford University Press, Oxford.

[9] Collier, P. (2007), The Bottom Billion: Why the Poorest Countries Are Failing and What Can Be Done About It, Oxford University Press, Oxford.

[7] de Waal, A. (2015), The Real Politics of the Horn of Africa: Money, War and the Business of Power, Polity Press, Cambridge.

[11] Gisselquist, R. (2014), « Aid and institution-building in fragile states », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 656/1, pp. 6-21, https://www.jstor.org/stable/24541760.

[5] Ottaway, M. (2002), « Rebuilding state institutions in collapsed states », Development and Change, vol. 33/5, pp. 1001-1023, https://doi.org/10.1111/1467-7660.t01-1-00258.

[8] Pritchett, L., M. Woolcock et M. Andrews (2013), « Looking like a state: Techniques of persistent failure in state capability for implementation », Journal of Development Studies, vol. 49/1, pp. 1-18, https://doi.org/10.1080/00220388.2012.709614.

[3] Sexton, R. (2016), « Aid as a tool against insurgency: Evidence from contested and controlled territory in Afghanistan », American Political Science Review, vol. 110/4, pp. 731-749, https://doi.org/10.1017/S0003055416000356.

[2] Zürcher, C. (2020), Meta-review of Evaluations of Development Assistance to Afghanistan, 2008-2018, ministère fédéral allemand de la Coopération économique et du Développement, Berlin, https://www.sicherheitneudenken.de/media/download/variant/198198.

[1] Zürcher, C. (2020), « The impact of development aid on organised violence: A systematic assessment », 3ie Working Paper, n° 37, International Initiative for Impact Evaluation, New Delhi, https://www.3ieimpact.org/sites/default/files/2020-08/WP37-Systematic-Review-Aid-Violence.pdf.

[12] Zürcher, C. (2020), « The impact of development aid on organised violence: A systematic assessment », 3ie Working Paper, n° 37, Initiative internationale pour l’évaluation d’impact, New Delhi, https://www.3ieimpact.org/sites/default/files/2020-08/WP37-Systematic-Review-Aid-Violence.pdf.

Note

← 1. Pour un examen systématique des effets de l'aide sur la violence, voir Zürcher (2020[1]).

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