1. Contexte de l’exercice d’apprentissage au contact des pairs sur l’innovation au service du développement
L’innovation au service du développement et de l’action humanitaire recouvre le financement et les technologies, ainsi que des stratégies, partenariats, modèles d’activité, pratiques, approches, perspectives comportementales et méthodes de coopération au développement nouveaux dans tous les secteurs. Ce chapitre explique la genèse de cet exercice d’apprentissage entre pairs, un défi prioritaire que les membres du Comité d’aide au développement (CAD) ont désigné, au cours de leur Réunion à haut niveau de 2017, comme requérant de toute urgence des recherches plus approfondies et un apprentissage. Il met en évidence les éléments constitutifs du renforcement des capacités d’innovation : la stratégie, la gestion et la culture ; l’organisation et la collaboration au service de l’innovation ; ainsi que le processus d’innovation en lui-même, partant de la mise en évidence des problèmes au déploiement des solutions à l’échelle.
L’innovation a joué un rôle dans les efforts à l’appui du développement et de l’action humanitaire tout au long de l’histoire de la coopération internationale (Conway et Waage, 2010[1]). En 1867, Henri Dunant, homme d’affaires suisse, a suggéré l’innovation qui allait jeter les bases de l’action humanitaire moderne, plaidant pour la constitution de « sociétés de secours dont le but serait de faire donner des soins par des volontaires zélés, dévoués et bien qualifiés » (1939[2]). Environ 80 ans plus tard, en 1949, le Président des États-Unis, Harry S. Truman, a par son discours d’investiture ouvert l’ère moderne de la coopération pour le développement : il y faisait observer que « les ressources matérielles que nous pouvons nous permettre d’utiliser pour l’assistance à d’autres peuples sont limitées. Mais nos ressources en connaissances techniques – qui, physiquement, ne pèsent rien – ne cessent de croître et sont inépuisables ». Dans la même allocution, le président Truman appelait aussi à lancer « un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées » (1949[3]).
Ces deux dernières décennies, la concrétisation du potentiel d’innovation dans les activités humanitaires et pour le développement international a suscité un intérêt grandissant, assorti d’investissements croissants. Dans le domaine humanitaire, diverses innovations permettent de sauver des vies ou d’améliorer les conditions de vie : programmes de transferts monétaires, approches communautaires visant à remédier à la malnutrition des enfants ou nouvelles technologies pour la gestion de crise (Obrecht et Warner, 2016[4]). Pour ce qui concerne l’aspect développement du système, un demi-million d’enfants ont reçu toute la panoplie des vaccins essentiels destinés à sauver des vies, grâce à de nouvelles avancées biomédicales qui ont fait baisser le coût des médicaments, conjuguées à l’amélioration des systèmes nationaux de délivrance de vaccins, qui ont eux-mêmes bénéficié de solutions innovantes dans des domaines tels que la logistique ou la réfrigération.
Par ailleurs, grâce à la rapide expansion des opérations bancaires via les téléphones mobiles, des millions de ménages pauvres ont pu avoir accès à des services financiers pour la première fois, ce qui leur a permis de lisser leurs flux de revenus, d’améliorer leur résilience face aux chocs et aux tensions et de dépasser les seuils critiques de pauvreté. Au nombre des autres exemples courants, on peut citer les semences renforcées à l’intention des petits exploitants, ou de nouvelles sources d’énergie renouvelables, qui permettent aux communautés les plus pauvres de se procurer des moyens de subsistance plus propres, plus abordables et plus durables (Ramalingam et Bound, 2016[5]).
Cet effort collectif a captivé l’imagination des personnalités au plus haut niveau de la coopération internationale. Dans la seconde moitié des années 2010, de nouveaux accords mondiaux majeurs ont été noués en faveur d’ambitions et d’efforts communs en matière de développement et d’action humanitaire, qui mettent tous fortement l’accent sur le rôle de l’innovation. Au sein du secteur du développement, la définition, en 2015, des Objectifs de développement durable (ODD) par les Nations Unies a donné un cadre aux efforts d’innovation, qui constituent un moyen fondamental pour exploiter le potentiel sans précédent de solutions innovantes à apporter aux problèmes complexes auxquels l’humanité fait face collectivement (Charles et Patel, 2017[6]). Cette même année a été créée l’International Development Innovation Alliance (IDIA), plateforme collaborative associant les principales agences internationales, dans l’objectif commun de promouvoir activement et de faire progresser l’innovation comme moyen de contribuer à la mise en œuvre du développement durable (IDIA, s.d.[7]). L’année suivante, le Sommet mondial sur l’action humanitaire, qui s’est tenu à Istanbul, a fait de l’innovation l’un des objectifs clés des efforts déployés sur le plan humanitaire à l’échelle mondiale, partie intégrante de la manière dont le secteur devrait s’attacher à progresser à l’avenir et à répondre à des besoins mondiaux sans cesse croissants (AGNU, 2016[8]). En 2018, l’innovation au service du développement est apparue dans le programme d’action du G7 sous la présidence du Canada, avec l’adoption des principes de Whistler pour accélérer l’innovation au service du développement.1
Les plus radicaux de ces appels à renforcer l’innovation plaident pour une transformation de la coopération internationale, au niveau de ses réalisations, de ses modalités et de ses acteurs. Cela s’appuie sur la reconnaissance du fait que les innovations les plus importantes pour le développement ne proviennent pas du système international, mais de ceux qui vivent et travaillent dans les pays en développement à travers le monde.
Outre ces déclarations et initiatives à fort retentissement appelant à recourir à l’innovation pour atteindre des objectifs ambitieux, l’investissement dans l’innovation en tant que processus et en tant qu’activité faisant partie intégrante des efforts de coopération internationale ne cesse d’augmenter. Depuis une décennie environ, les principales organisations internationales ont déployé des efforts concertés pour mieux réunir les moyens nécessaires à l’innovation et la faciliter. Un consensus émerge sur le fait que les organisations internationales doivent s’adapter si elles veulent conserver leur pertinence, leur réputation et leur efficacité (Ramalingam et al., 2015[9]).
On a vu apparaître de nouvelles méthodes et de nouveaux outils, de nouvelles équipes et de nouveaux départements, de nouvelles collaborations et de nouveaux partenariats, de nouveaux principes et de nouvelles méthodes de travail – de même qu’une prise de conscience grandissante de la nécessité pour le secteur de faire plus qu’appeler à l’innovation : il lui faut s’atteler à innover lui-même.
Comme dans tout secteur ou toute industrie cherchant à développer l’innovation, des difficultés demeurent. Il faut notamment :
veiller à ce que le secteur du développement et celui de l’humanitaire puissent reproduire la modalité innovante
dégager, promouvoir et encourager les meilleures idées créatives
travailler efficacement avec des acteurs, tels que le secteur privé, les entrepreneurs, les scientifiques, les administrations nationales, la société civile ou les communautés pauvres et vulnérables
investir de manière cohérente et patiente malgré la complexité et l’incertitude
assurer une gestion efficace des risques
rester concentré sur les utilisateurs finaux et les impacts
déployer à l’échelle les nouvelles approches, qui viennent souvent bousculer les intérêts en place
s’assurer que l’innovation ne correspond pas à une mode éphémère, mais soit bien un catalyseur de transformation.
Le CAD-OCDE travaille sur l’innovation au service du développement depuis plusieurs années (voir Graphique 1.1 pour une chronologie des principaux événements en matière d’innovation au service du développement et de l’aide humanitaire). À sa Réunion à haut niveau de 2017, l’innovation au service du développement et de l’action humanitaire dans une perspective globale était définie comme suit :
« le financement et les technologies, mais aussi les politiques, partenariats, modèles de gestion, pratiques, approches, perspectives comportementales et méthodes de coopération au développement [et assistance humanitaire] nouveaux dans tous les secteurs ».
C’est dans ce contexte qu’en 2018, le CAD-OCDE a conçu et lancé son exercice d’apprentissage entre pairs consacré à l’innovation au service du développement Ces exercices d’apprentissage entre pairs, qui viennent compléter les habituels examens par les pairs réalisés par le CAD, privilégient l’apprentissage, la mise en commun des connaissances et le renforcement des capacités. Ils permettent aux membres de s’entendre sur des questions présentant un intérêt commun. En l’occurrence, l’exercice sur l’innovation au service du développement était motivé par le souhait particulier de permettre aux membres de mieux comprendre ce qui doit être fait différemment si l’on veut donner corps au Programme 2030 tout en continuant de mettre en avant l’efficacité du développement et l’engagement de ne laisser personne de côté.
L’objectif général de l’exercice d’apprentissage entre pairs était d’améliorer les capacités des membres du CAD en matière d’innovation au service du développement et de l’action humanitaire, en portant une attention spécifique aux progrès sur les aspects suivants :
définir l’innovation et l’intérêt qu’elle présente pour la coopération pour le développement
mettre en évidence les moteurs de l’innovation et les obstacles
fournir des incitations à l’innovation, la gérer, la mettre en œuvre et communiquer sur ses bienfaits
mesurer, suivre et évaluer l’innovation, les éléments probants montrant ce qui fonctionne et pourquoi
soutenir l’innovation d’initiative locale dans les pays partenaires
déployer l’innovation à l’échelle en coordination avec d’autres acteurs
mettre en évidence les bonnes pratiques observées dans d’autres secteurs, notamment dans des pays de l’OCDE.
Le présent rapport propose une synthèse des idées et des enseignements qui se dégagent de cet exercice, pour éclairer l’action de ceux qui se sont déjà engagés dans l’aventure de l’innovation, et de ceux qui s’apprêtent à le faire. Il présente des recommandations à l’intention des donneurs et de ceux qui, dans le secteur en général, souhaitent faire en sorte que les bienfaits de l’innovation profitent aux populations pauvres et vulnérables partout dans le monde.
L’exercice d’apprentissage entre pairs, réalisé par le CAD entre décembre 2018 et novembre 2019, s’est articulé autour des activités suivantes :
une enquête auprès des membres du CAD, menée entre décembre 2018 et mars 2019
des recherches documentaires, y compris dans la littérature grise des membres du CAD et dans la littérature plus générale portant sur l’innovation
des consultations avec des représentants du CAD
des entretiens avec les principales parties prenantes des secteurs du développement et de l’action humanitaire
quatre missions dans les capitales de membres du CAD, en Australie, en France, au Royaume-Uni et en Suède, avec des études de cas approfondies
un atelier multipartite à Paris en octobre 2019 (OCDE, 2019[10]).
La conception et la mise en œuvre de l’exercice d’apprentissage entre pairs ont été soutenues par le Groupe consultatif stratégique, composé de spécialistes de l’innovation des membres du CAD, de représentants de l’Observatoire de l’innovation dans le secteur public (OPSI) de l’OCDE et de membres indépendants.
L’exercice d’apprentissage a commencé, en décembre 2018, avec l’enquête auprès des membres, destinée à dresser un état des lieux pour l’ensemble de ces pays. Sur les 30 membres du CAD, 24 ont apporté des réponses, qui ont été étudiées et utilisées pour éclairer les analyses et les échanges avec des représentants du CAD et le Groupe consultatif. Ces réponses ont permis d’affiner encore et de recentrer l’exercice d’apprentissage au contact des pairs, et d’éclairer la conception des instruments d’apprentissage auprès des pairs.
De vastes consultations sur la méthodologie ont conduit à l’élaboration d’un cadre permettant aux membres du CAD de réfléchir sur les capacités d’innovation, à la fois au niveau de chaque membre et collectivement (Graphique 1.2). Aux fins du présent rapport, les capacités peuvent être comprises comme différentes aptitudes nécessaires pour favoriser, générer et gérer l’innovation grâce à l’utilisation de ressources internes et externes. Ces capacités, les éléments constitutifs de l’innovation, ont ensuite été testées avec les membres du CAD et des membres du Groupe consultatif stratégique.
Pays d’étude de l’exercice d’apprentissage et pays médiateurs
Quatre pays se sont portés volontaires pour être étudiés lors de l’exercice d’apprentissage : l’Australie, la France, le Royaume-Uni et la Suède. Ils se sont proposés pour être l’objet d’étude des missions d’apprentissage, être analysés par les équipes médiatrices de l’apprentissage entre pairs, dirigées par un consultant principal, accompagné de représentants d’autres membres du CAD.
Par ailleurs, cinq autres pays se sont joints à l’exercice: l’Autriche, le Canada, l’Islande, les Pays-Bas et la Suisse. Ces membres ont proposé des personnes clés spécialisées dans l’innovation ou intéressées par le sujet pour qu’elles fassent partie de l’équipe de médiation, qui s’est attachée à dresser un tableau des efforts des pays d’étude, de leurs modalités de travail et des possibilités pour les renforcer.
Des missions dans les pays d’étude se sont tenues entre juillet 2019 et novembre 2019, débouchant sur quatre études de cas approfondies. De plus, un atelier multipartite a été organisé en octobre 2019 au siège de l’OCDE à Paris. Cet atelier a réuni les membres du CAD, des représentants d’organisations internationales, d’organisations de la société civile et des milieux universitaires, des organisations du secteur privé et des spécialistes de l’innovation, entre autres. L’objectif était de favoriser et d’éclairer un débat productif et de produire des idées sur le rôle actuel et futur de l’innovation au service du développement.
L’innovation au service du développement recouvre de multiples dimensions que les membres du CAD cherchent à cerner et à étudier. Plusieurs capacités différentes ont été mises en évidence grâce à l’enquête auprès des membres et à l’examen de la littérature sur le sujet. Ce dernier s’appuie sur les cadres et modèles existants et les intègre, y compris les cadres de l’OPSI sur l’apprentissage au service de l’innovation ; les travaux de la fondation britannique Nesta sur les capacités d’innovation et les voies vers l’innovation au service du développement ; des discussions et des travaux de fond sous-tendant les principes de Whistler établis par le G7 ; les travaux actuellement menés par l’IDIA sur l’innovation au service du développement ; et le programme d’apprentissage de la stratégie pour l’innovation du ministère australien des Affaires étrangères et du Commerce.
Ces travaux ont permis de dégager plusieurs capacités communes chez les membres du CAD (voir Graphique 1.2). Les capacités d’innovation ont été analysées et regroupées en trois domaines :
stratégie, gestion et culture (sujet du Chapitre 2)
organisation et collaboration au service de l’innovation (Chapitre 3)
processus d’innovation (Chapitre 4), comprenant : la mise en évidence des problèmes ; la production d’idées et l’élaboration de propositions ; le déploiement et l’évaluation de projets d’innovation ; et la diffusion, l’adoption et le déploiement à l’échelle de telles approches.
Le processus d’apprentissage entre pairs s’est largement inspiré du cadre sur les capacités d’innovation (Graphique 1.2) pour présenter des idées, possibilités et options sur la manière de renforcer l’innovation en vue d’atteindre les objectifs en matière de développement et d’action humanitaire, individuellement et collectivement. Ce cadre a été utilisé pour :
structurer l’ensemble des missions et créer une approche et un langage communs aux participants à l’exercice pour échanger et réfléchir sur les efforts d’innovation
orienter les entretiens individuels, les groupes d’étude et les ateliers
structurer le dialogue collectif lors de l’atelier multipartite en octobre 2019
établir une structure pour le retour d’information aux pays d’étude de l’exercice d’apprentissage
éclairer la mise en place du cadre et de la structure du processus de synthèse, ainsi que le présent rapport.
Le reste du rapport s’articule comme suit :
Les chapitres 2 à 4 synthétisent les conclusions se dégageant des pratiques observées chez les membres. Ils mettent l’accent sur les éléments factuels recueillis lors les missions dans les pays d’étude et dans les études de cas qui en ont été tirées, tout en s’appuyant sur les constats de l’enquête, l’examen de la littérature générale et les entretiens.
Le chapitre 5 synthétise les conclusions générales, dégage les forces et les opportunités dans les différents pays d’étude, et présente des recommandations à prendre en considération par les membres du CAD pour les différents stades de leur parcours vers l’innovation, ainsi que par le comité en tant que tel.
Références
[8] AGNU (2016), Une seule humanité, des responsabilités partagées, Assemblée générale des Nations Unies, New York, https://undocs.org/fr/A/70/709.
[6] Charles, K. et D. Patel (2017), Estimating the SDGs’ Demand for Innovation, Working Paper 469, Centre for Global Development, Washington, D.C., http://www.cgdev.org/sites/default/files/estimating-sdgs-demand-innovation.pdf (consulté le 1 janvier 2020).
[1] Conway, G. et J. Waage (2010), Science and Innovation for Development, UK Collaborative on Development Sciences, https://assets.publishing.service.gov.uk/media/57a08af840f0b652dd0009f2/Science_and_Innovation_introduction.pdf.
[2] Dunant, H. (1939), Un souvenir de Solférino, Comité international de la Croix-Rouge, https://www.icrc.org/fr/doc/assets/files/publications/icrc-001-0361.pdf.
[7] IDIA (s.d.), International Development Innovation Alliance, site web, http://www.idiainnovation.org/about-idia (consulté le 1 janvier 2020).
[4] Obrecht, A. et A. Warner (2016), More Than Just Luck: Innovation in Humanitarian Action, HIF/ALNAP Study, Londres, http://www.elrha.org/wp-content/uploads/2015/01/hif-alnap-2016-innovation-more-than-luck.pdf (consulté le 1 janvier 2020).
[10] OCDE (2019), Accelerating Innovation for Development Impact: Summary Record, OCDE, Paris, http://www.oecd.org/dac/development-assistance-committee/Accelerating-Innovation-for-Development-Impact-Summary-Record.pdf (consulté le 1 janvier 2020).
[5] Ramalingam, B. et K. Bound (2016), Innovation for International Development: Navigating the Paths and Pitfalls, Nesta, https://media.nesta.org.uk/documents/innovation_in_international_development_v7.pdf.
[9] Ramalingam, B. et al. (2015), Strengthening the Humanitarian Innovation Ecosystem, University of Brighton, Brighton, https://assets.publishing.service.gov.uk/media/57a08977e5274a31e00000c6/Humanitarian_Innovation_Ecosystem_Research_Project_FINAL_report_with_recommendations.pdf.
[3] Truman, H. (1949), Inaugural Address, Thursday, January 20, 1949, http://www.let.rug.nl/usa/presidents/harry-s-truman/inaugural-address-1949.php (consulté le 1 janvier 2020).