6. Paiement mobile

Si les paiements par téléphone mobile et les entreprises Fintech contribuent largement à accroître la concurrence et l’inclusion financière dans les pays en développement, l’adoption de ce type de paiement est encore très limitée en Tunisie. Les paiements par téléphone mobile et une utilisation accrue des services bancaires en ligne permettraient d’élargir le choix des consommateurs en matière de banques et d’intensifier considérablement la concurrence. Le chapitre 4 a montré que la dépendance des banques vis-à-vis de leur réseau d’agences a de fait exclu des services financiers une large partie des consommateurs dans les zones rurales où les agences sont moins présentes. Pourtant, les portefeuilles électroniques sont rares en Tunisie. Étant donné que le secteur des services de paiement par téléphone mobile en Tunisie est encore en développement et que les préoccupations exprimées par les parties prenantes concernaient les entraves à l’entrée potentielles, le présent chapitre est consacré à l’analyse de la législation pertinente en utilisant le Manuel pour l’évaluation d’impact de la concurrence de l’OCDE et identifie les obstacles à la concurrence.

Il décrit deux obstacles principaux à la concurrence dans le secteur des paiements par téléphone mobile. Premièrement, le processus d’obtention de l’agrément nécessaire pour proposer des services de paiement par téléphone mobile favorise les entreprises Fintech qui ont des liens avec les banques classiques. Deuxièmement, certaines dispositions peuvent conduire les prestataires de services de paiement à exclure les clients qui ont tendance à faire des paiements de faible montant.

La circulaire no 2018-16 introduite en décembre 2018 réglemente l’activité des prestataires de services de paiement. Les services définis par la circulaire comprennent toutes les opérations initiées avec un téléphone mobile telles que l’ouverture d’un compte de paiement, les versements et les retraits en espèces, les opérations de transfert de fonds, les paiements électroniques et les cartes électroniques prépayées. Les comptes de paiement sont divisés en trois groupes :

  • les comptes de niveau 1 avec un plafond de 500 TND et des transactions limitées à 250 TND par jour,

  •  les comptes de niveau 2 avec un plafond de 1 000 TND et des transactions limitées à 500 TND par jour et

  • les comptes de niveau 3 avec un plafond de 5 000 TND et des transactions limitées à 1 000 TND par jour.

Différents types de comptes nécessitent un degré d’authentification variable, les comptes dont les limites sont plus élevées exigeant une authentification plus forte.

En mai 2023, les entreprises autorisées à offrir des services de paiement par téléphone mobile comprenaient plusieurs banques classiques et cinq entreprises qui entretiennent d’étroites relations avec les banques de la place. Les cinq entreprises  qui ont obtenu l’agrément final permettant de proposer le paiement par téléphone mobile sont Viamobile, Zitouna Paiement, Wafa cash, ENDA cash et Payvago. L'OCDE croit savoir que sur les cinq sociétés, ViaMobile et Zitouna Paiements sont les seules à proposer activement des services de paiement.

Viamobile a obtenu l’agrément de fournir des services de paiement en avril 2021. Zitouna Paiement a lancé son application de paiement par téléphone mobile en mars 2022 (IlBoursa.com, 2022[1]). Wafacash a obtenu l’agrément de fournir des services de paiement en octobre 2022. Enfin, ENDA a obtenu l’agrément en août 2022 et Payvago en février 2023 (Banque Centrale de Tunisie, 2023[2]). En plus de ces fournisseurs, la BCT a déclaré qu’elle examinait les demandes d’autres établissements (l’OCDE a appris que les trois opérateurs de télécommunications présents en Tunisie ont reçu conjointement un agrément de principe , mais qu’ils avaient ensuite retiré leur demande). Toutes les entreprises qui ont obtenu l’agrément de services de paiement sont soit des banques classiques, soit des entreprises reliées à de tels établissements.1 Les connexions qui existent entre les établissements de services de paiement et les banques classiques atténuent leurs incitations à exercer une concurrence et à proposer des services moins onéreux et innovants.

En décembre 2022, environ 200 000 portefeuilles électroniques étaient utilisés en Tunisie (Banque Centrale de Tunisie, 2022[3]), et la majorité d'entre eux étaient fournis par des banques traditionnelles. Bien qu'il ne soit pas obligatoire pour les consommateurs d'avoir un compte courant associé à un portefeuille électronique, il n'y a aucune preuve que les consommateurs en Tunisie substituent les portefeuilles électroniques aux comptes courants personnels (CCP).

Le système de paiement qui traite les paiements mobiles a été établi en 2022 et est géré par la Société Monétique de Tunisie (SMT). La SMT définit les normes d'interopérabilité, qui comprennent les normes techniques, les règles relatives aux litiges et la manière dont les recettes sont réparties entre les fournisseurs qui participent au système de paiement. La SMT a été créé en 1989 en tant que Switch national pour traiter les paiements par carte. Elle est détenue conjointement par les grandes banques de la place et La Poste. Les virements bancaires, les prélèvements automatiques et les chèques sont traités par la Société Interbancaire de Télécompensation (SIBTEL) (Banque Centrale de Tunisie, 2023[4]).

Le principal cadre réglementaire des services de paiement comprend la loi no 2016-48, les circulaires no 2018-16 et no 2020-11 de la BCT et les décisions no 2017-04 et no 2019-20 de la Commission d’agréments. Cette sous-partie traite uniquement des principes et dispositions clés présentant un intérêt pour l’analyse.

L’article 10 de la loi no 2016-48 définit les « services de paiement » comme i) les versements et les retraits d’espèces, ii) les prélèvements, iii) les opérations de paiement en espèces, par chèques, lettres de change ou mandats postaux émis, iv) les opérations de transfert de fonds, et v) la réalisation d’opérations de paiement à distance, y compris les opérations de paiement électronique.

La fourniture de services de paiement - tels que définis à l’article 10 de la loi no 2016-48 - est soumise à une procédure d’agrément de la BCT, qui comprend deux étapes : i) un agrément de principe et ii) un agrément définitif. La même procédure d’agrément s’applique à l’ensemble du secteur, quels que soient les services de paiement spécifiques proposés. L’annexe 9 de la décision no 2019-20 dresse une liste exhaustive des informations et documents requis pour obtenir un agrément de principe. En ce qui concerne les paiements par téléphone mobile, l’article 22 de la circulaire no 2020-11 prévoit que les fournisseurs doivent assurer l’interopérabilité de leurs services.

Plusieurs éléments du processus d’agrément sont susceptibles de constituer une barrière à l’entrée :

  • Premièrement, les conditions d’agrément prévoient un capital minimum d’au moins cinq millions TND (voir l’article 32 de la loi no 2016-48), à moins que - comme dans le cas des banques - la BCT n’exige des fonds propres plus importants en fonction du programme d’affaires du demandeur. Si les exigences de fonds propres ponctuelles sont fréquentes dans les différents pays ou territoires, les parties prenantes ont indiqué que le montant des fonds propres exigé par la BCT au cas par cas est susceptible de constituer une entrave à l’entrée, en particulier pour les nouvelles entreprises Fintech. Les exigences de fonds pour des services similaires sont nettement moins élevées dans d’autres pays. Par exemple, l’encadré 6.1 indique que les exigences de fonds dans l’UE ou au Royaume-Uni sont de 12 à 76 fois moins élevées, en fonction du service fourni.

  • Deuxièmement, en plus de se conformer à l’exigence de fonds applicable, en vertu de l’article 21 de la loi no 2016-48 et de l’article 3 de la circulaire no 2018-16, un prestataire de services de paiement doit souscrire une police d’assurance ou obtenir une garantie bancaire proportionnelle à ses fonds et répondant aux conditions fixées par la BCT2.

  • Troisièmement, s’agissant de la procédure, l’article 30 de la loi no 2016-48 dispose qu’une décision préliminaire doit être prise dans un délai de quatre mois suivant la transmission de l’ensemble des informations et des documents exigés, et qu’une autorisation finale doit être accordée dans un délai de deux mois suivant le respect de toutes les conditions requises. En pratique, les parties prenantes ont indiqué, toutefois, que la procédure dure de 12 à 18 mois. En outre, les parties prenantes ont signalé que, malgré la « liste de contrôle » figurant à l’annexe 9 de la décision no 2019-20, les conditions et exigences en vigueur ne sont toujours pas transparentes et semblent favoriser les filiales des banques.

  • Enfin, l’article 20 de la loi no 2016-48 indique que les règles de gouvernance des banques et des établissements financiers (titre IV) ne s’appliquent pas aux prestataires de services de paiement. Pourtant, les règles de gouvernance prescrites pour les prestataires de services de paiement en vertu des articles 5 à 13 de la circulaire no 2018-16, et les informations sur la gouvernance à soumettre en vertu de l’annexe 9 de la décision no 2019-20 reflètent largement le cadre applicable aux banques.

En conclusion, certaines des exigences et éléments du processus d’agrément constituent une entrave à l’entrée sur le marché des services de paiement. Des exigences de fonds plus élevées comparé à d’autres pays, des clauses ponctuelles, les incertitudes liées à la durée de la procédure augmentent les coûts pour les demandeurs. Par ailleurs les exigences en matière de gouvernance et d’infrastructures qui sont à plusieurs égards similaires à celles destinées aux banques classiques, augmentent considérablement les coûts pour les candidats potentiels. La commission d’agrément a, en effet, confirmé à l’OCDE que la quasi-majorité des demandes reçues à la date d’écriture de ce rapport affichaient un capital minimum bien supérieur aux 5 millions TND requis. Ainsi, la procédure d’agrément et les conditions exigées ne semblent pas être en faveur des nouveaux acteurs potentiels - en particulier les nouvelles entreprises Fintech qui n’ont généralement pas les moyens financiers requis.

Les parties prenantes interrogées par l'OCDE ont déclaré que la combinaison des frais facturés par le SMT aux PSP pour traiter les paiements mobiles et le plafonnement des frais que les PSP peuvent facturer à leurs clients risquent de rendre le modèle commercial des PSP non viable sur le plan financier.

L’article 21 de la circulaire no 2020-11 stipule que pour les transferts de fonds et les paiements effectués pour l'achat d'un bien ou d'un service, les frais maximums que les PSP peuvent facturer à leurs clients sont égaux à 0,3% de la valeur de la transaction si celle-ci est supérieure à 15 TND, ou à zéro si la valeur de la transaction est égale ou inférieure à 15 TND. Le même article indique que le Switch ou le système de paiement mobile opéré par la SMT peut imposer une commission fixe pour de tels paiements (quelle que soit la valeur de la transaction).

En conséquence de la circulaire no 2020-11, les établissements de services de paiement doivent proposer les paiements inférieurs à 15 TND à perte. Le marché étant encore à ses débuts, il est difficile d’évaluer l’impact de cette réglementation. Cependant, cela crée deux principaux risques. Premièrement, les prestataires de services de paiement peuvent se concentrer sur les transactions de plus grande valeur et donc sur les segments de la population à plus haut revenu, ignorant ou excluant un segment de la population qui n'est déjà pas desservi par les banques traditionnelles. Deuxièmement, si la prestation de services de paiement n'est pas financièrement viable, les PSP autonomes peuvent être désavantagés par rapport aux banques traditionnelles qui peuvent subventionner les services de paiement.

D’autres dispositions contiennent des entraves à la concurrence.

  • Conformément à l’article 2 de la circulaire no 2018-16, les acteurs ayant obtenu l’agrément doivent proposer leurs services exclusivement en monnaie locale et à l’intérieur du pays. Cette disposition limite l’éventail de services proposé par les opérateurs de services de paiement et restreint leur capacité par rapport aux banques classiques, qui peuvent ouvrir des comptes courants en devises étrangères.

  • L’article 20 de la loi no 2016-48 impose aux prestataires de services de paiement de commercialiser uniquement des cartes prépayées, émises par les banques ou La Poste. Par conséquent, les prestataires de services de paiement ne peuvent émettre aucune carte et se limitent à distribuer des cartes prépayées.

La procédure d’agrément des établissements de services de paiement crée des entraves inutiles à l’entrée. La loi no 2016-48 introduit des exigences de fonds propres qui sont de 12 à 76 fois plus élevées que celles applicables aux prestataires de services similaires dans l’UE. Le processus d’agrément semble également très long et comprend des exigences ponctuelles qui accroissent le pouvoir discrétionnaire de la BCT. Enfin, la loi no 2016-48 exige également que les établissements de services de paiement aient une structure de gouvernance semblable à celle des banques classiques, ce qui augmente les coûts pour les entrants potentiels.

Ces entraves sont susceptibles de décourager les entreprises de moindre taille de solliciter un agrément. De fait, les seuls établissements qui ont reçu une réponse positive à une demande d’agrément sont soit des banques classiques, soit des organismes ayant des liens avec de telles banques. Cette situation a un effet négatif sur la concurrence et l’innovation, car elle réduit les incitations des nouveaux entrants à exercer une concurrence.

Références

[2] Banque Centrale de Tunisie (2023), Réglementation régissant l’octroi et le retrait d’agréments, https://www.bct.gov.tn/bct/siteprod/page.jsp?id=229 (accessed on 24 May 2023).

[4] Banque Centrale de Tunisie (2023), Systèmes de paiement, https://www.bct.gov.tn/bct/siteprod/page.jsp?id=96 (accessed on 13 June 2023).

[3] Banque Centrale de Tunisie (2022), Les paiements en chiffres en Tunisie, https://www.bct.gov.tn/bct/siteprod/documents/Bulletin_des_paiements_003.pdf (accessed on 24 May 2023).

[1] IlBoursa.com (2022), Zitouna Paiement, filiale de Banque Zitouna, lance son application de paiement mobile, https://www.ilboursa.com/marches/zitouna-paiement-filiale-de-banque-zitouna-lance-son-application-de-paiement-mobile-izi_33599 (accessed on 24 May 2023).

Notes

← 1. Viamobile est une filiale de Menix Holding, qui est un actionnaire minoritaire de trois banques cotées en bourse (BIAT, Amen Bank et UBCI). Zitouna Paiement est une filiale de la Banque Zitouna, qui a obtenu l’agrément de banque universelle en 2010 et qui a connu une croissance importante ces dernières années (voir le chapitre 7 sur les nouveaux entrants dans le secteur de la banque de proximité). Wafacash est une filiale d’Attijari Bank, l’une des plus grandes banques de Tunisie. ENDA CASH est une filiale d’ENDA, le principal établissement de microfinance dans le pays. Les banques classiques tunisiennes les plus importantes sont des partenaires financiers d’ENDA.

← 2.  Aux termes de l’article 21, la société d’assurance ou la banque délivrant la caution ne doit pas faire partie du même groupe auquel appartient le prestataire de services de paiement.

Mentions légales et droits

Ce document, ainsi que les données et cartes qu’il peut comprendre, sont sans préjudice du statut de tout territoire, de la souveraineté s’exerçant sur ce dernier, du tracé des frontières et limites internationales, et du nom de tout territoire, ville ou région. Des extraits de publications sont susceptibles de faire l'objet d'avertissements supplémentaires, qui sont inclus dans la version complète de la publication, disponible sous le lien fourni à cet effet.

© OCDE 2023

L’utilisation de ce contenu, qu’il soit numérique ou imprimé, est régie par les conditions d’utilisation suivantes : https://www.oecd.org/fr/conditionsdutilisation.